Annette Kellermann, pionnière de la natation féminine, écrivait dans son autobiographique How to Swim (1918) : « Je m’étonne que la littérature ne s’intéresse pas à la nage. » Elle avait en partie raison… en partie seulement : le thème occupe une bonne place dans le domaine des lettres, même s’il ne prend pas toujours la forme directe et littérale que l’Australienne aurait sans doute souhaitée.
La championne reconsidèrerait sans doute aujourd’hui son jugement en prenant conscience de l’étendue et de la variété de textes « sur » la nage qui, de fait, a toujours inspiré les écrivains, en particulier ces dix dernières décennies (qu’elle n’a, bien sûr, pas toutes vécues) au cours desquelles ils ont continué d’adopter et d’adapter le thème dans leurs œuvres.
Ainsi, les riches imaginaires « nageurs » des siècles antérieurs pénétrés de désirs mystiques, quêtes spirituelles, pulsions de métamorphose, élans mortifères, fusionnels, masochistes… n’ont pas été effacés. Ils demeurent toujours vifs, mais de nouveaux écrivains nageurs – souvent des nageuses – leur ont à présent apporté une touche différente, parfois plus thérapeutique, écologique, solidaire, ou politique.
Soucieux de rendre compte de la diversité de ces sensibilités « nageuses », ce hors-série de l’été 2022 présente, chaque mercredi, un bref « feuilleton » de ce qui a pu s’écrire sur le sujet dans les principaux domaines littéraires excepté le roman, domaine vaste où sa présence est forte mais diffuse et dont différents articles indépendants rendront mieux compte. Ce « feuilleton » prend la forme de cinq épisodes, chacun comportant une dizaine de titres brièvement commentés, choisis de manière subjective. Ce premier épisode présente des textes courts ; le deuxième se consacrera à la poésie ; le troisième évoque quelques « eautobiographies », mémoires, essais et réflexions sur la nage » ; les quatrième et cinquième épisodes effectueront une brasse de côté par rapport à la littérature pour rappeler l’existence d’un vif courant musical de chansons sur la nage et d’un non moins vif courant filmique.
EaN garde en mémoire, au fil de ce « feuilleton », deux figures liminales de nageurs : le champion de natation qui ne sait pas nager (« Le grand nageur » de Franz Kafka ou le héros des Culs-reptiles de Mahamat-Saleh Haroun) et le noyé, en particulier lorsqu’il est évoqué avec une évanescence tragique par Jacques Prévert (par l’intermédiaire de Robert Le Vigan, le peintre, puis de Jean Gabin, le déserteur) dans Le quai des brumes : « Je peins […] les choses cachées derrière les choses ! Un nageur, pour moi, c’est déjà un noyé ».
Courts récits et nouvelles
La nouvelle et le récit court aiment parler de nage, faisant de l’épisode de la baignade un élément central ou périphérique, mené sous des auspices érotiques, hédonistes, tragiques ou fantastiques.
Voici donc ci-dessous les textes de dix auteurs connus, de nationalités différentes, appartenant au XIXe et au XXe siècle, qui racontent des histoires diverses renvoyant à des imaginaires variés. Leurs héros font trempette ou s’ébrouent sportivement, sauvent autrui, se noient, observent, méditent… L’humeur est à la mélancolie ou à la drôlerie, le genre réaliste ou pas.
1. Camillo Boito, « Quatre heures au Lido », 1891, dans Senso et autres nouvelles vénitiennes.
Le narrateur nage au Lido à Venise, décrivant son plaisir à se mouvoir dans l’eau et sa crainte du monde invisible qu’il imagine sous lui. Revenu à terre, il aperçoit à la terrasse de l’Hôtel des Bains, où il s’est attablé pour une collation, une jeune Anglaise dont les charmes le captivent. Le rapport entre les deux parties de ce petit récit sensuel, inquiet et heureux reste joliment indécis. Le même Boito, par ailleurs, a écrit dans Senso l’une des plus belles scènes érotiques de la littérature en dépeignant la rencontre amoureuse et aquatique de la comtesse Livia Serpieri et du lieutenant Franz Mahler (de l’armée d’occupation autrichienne ; on est en 1865). Visconti s’inspira de l’œuvre de Boito pour son film mais n’y fit pas figurer cet extraordinaire moment.
2. Jack London, « Dans le ressac » (« The Kanaka Surf »), 1916, dans Histoires des îles.
À Hawaï, un couple (marié) de prodigieux nageurs, Lee et Ida Barton, se trouve un jour pris dans des vagues meurtrières. Lui commence à couler. Elle, meilleure nageuse, plonge pour le sauver ; il tente alors de l’entrainer vers le fond. Leur violente relation amoureuse atteint dans le milieu aquatique son extrême passionnel. La nouvelle propose de belles descriptions natatoires et l’intéressante figure d’une « “super woman” […] casquée de caoutchouc ».
3. Somerset Maugham, « La baignade » (« The Pool »), 1921, dans Récits des mers du Sud (aussi connu sous le titre L’archipel aux sirènes).
Aux îles Samoa, un Anglais tombe amoureux d’une métisse en la surprenant au bain dans un merveilleux étang (elle porte pourtant pour nager la fameuse et peu provocatrice « robe mission » des colonies). Il l’épouse. Le récit est un petit drame colonialiste à l’anglaise (alcool, incompréhension entre « races ») et une évocation de baignades polynésiennes enchanteresses en eau turquoise.
4. Francis Scott Fitzgerald, « Les nageurs », 1929, dans Éclats du paradis.
La nouvelle est une première version de Tendre est la nuit. Un banquier américain, marié et père de famille, rencontre à Saint-Jean-de-Luz une jeune et belle compatriote qui lui apprend à nager. Se mouvoir dans l’eau, couler vers le fond, servent ici de métaphores à l’existence ; il est fait allusion à la purification mais surtout à son impossibilité. La nouvelle veut dire trop de choses en trop peu de pages mais présente des scènes de plage et, au passage, quelques réflexions sur la vie comme natation et comme noyade.
5. Italo Calvino, « Gros poissons, petits poissons », 1950, dans Aventures.
Calvino a souvent parlé de nage dans son œuvre, de manière précise et détaillée. Dans « Gros poissons, petits poissons », il oppose le monde de la terre au monde subaquatique, et celui de l’enfant à celui de l’adulte. Nager, c’est accéder à un univers merveilleux, et « nager avec un masque […], la plus belle chose qui soit ». Il a présenté de semblables plaisirs de baignade plusieurs fois. Dans « L’aventure d’une baigneuse » (1951), une femme se retrouve loin du rivage, ayant perdu son maillot ; elle fait alors, sur le mode humoristique, l’épreuve de la nudité, de la solitude et de la solidarité. Dans « L’aventure d’un lecteur » (1958), un personnage en vacances au bord de la mer alterne lecture et baignade. Il s’aperçoit que dans l’eau, bien que « nageant furieusement » ou « faisant la planche », il ne rêve que de « s’immerger », de « se plonger » dans son livre « resté sur la rive » et entre les pages duquel « il a laissé son cœur ». Dans la jolie fable « L’oncle aquatique » (1964) de Cosmicomics, un vieux poisson préhistorique, qui a refusé de renoncer à la vie aquatique et de suivre l’évolution, gagne le cœur d’une jeunesse, pourtant terrestre et évoluée, en lui « enseignant à nager sous l’eau ». L’histoire est racontée par le neveu du poisson, évolué lui aussi, fort dépité de se voir souffler sa fiancée. Et bien sûr, il y a aussi monsieur Palomar dans Palomar, « homme tardif » qui « prend son bain le soir » avec « l’épée du soleil » et réfléchit à loisir sur son « moi qui nage ».
6. Doris Lessing, « Le tunnel » (« Through the Tunnel »), 1955, dans L’habitude d’aimer.
Un petit garçon anglais, en vacances au bord de la mer à l’étranger, va se joindre à un groupe d’enfants et tenter de traverser, comme eux, un tunnel sous-marin, au grand risque de se noyer. C’est la version aquatique du récit d’apprentissage.
7. Roald Dahl, « Plouf !» (« A Dip in the Pool »), 1952, dans Contes de l’inattendu.
D’un navire de croisière, un homme tombe à la mer. La chute est délibérée, l’homme, pour des raisons stupides, ayant tout arrangé pour faire croire à un accident et être vite repêché. Rien ne se passe comme prévu. La nouvelle, drolatique et sinistre, plaira à Alfred Hitchcock, qui en tirera une version filmée pour sa série télévisée Alfred Hitchcock Presents en 1958.
8. John Updike, « Maître-nageur » (« Lifeguard »), 1961, dans Les plumes du pigeon.
Un étudiant en théologie, « lifeguard » pour l’été sur une plage, songe du haut de sa chaise de surveillance à un parallèle entre la nage et l’existence chrétienne. C’est à la fois sérieux et drôle.
9. John Cheever, « Le nageur » (« The Swimmer »), 1964, dans L’homme sur le pont.
Un jour d’été, au cours d’une « pool party » chez des amis, Neddy Merrill décide de rentrer chez lui en nageant de piscine en piscine (nous sommes près de New York, dans une banlieue élégante truffée de bassins). C’est aujourd’hui sans doute l’une des nouvelles les plus connues sur la nage, qui, dans le récit, est pour Merrill un idéal viril et social, puis devient machine à descendre le temps et révélation de soi, tandis que les bassins d’eau jouent des rôles variés à la fois instrumentaux et symboliques. « Le nageur » est une épopée tragicomique, la satire d’un mode de vie, un conte fantastique et une parabole. Frank Perry en a tiré un film avec Burt Lancaster en 1968. En septembre 2014, la journaliste Carolyn Kormann décida de « répéter » pour le cinquantième anniversaire de « The Swimmer » la traversée de Merrill mais cette fois-ci dans les piscines municipales de Manhattan. En une journée, en remontant du nord vers le sud, elle se plongea dans le plus grand nombre de bassins possible, nageant une longueur ou deux à chaque fois et prenant un taxi, ou un vélo pour se rendre d’une piscine à l’autre. Le récit qu’elle en a fait, « The Swimmer : Manhattan », fut publié dans le magazine The New Yorker. Le texte répond de manière ironique au penchant actuel pour la célébration et pour l’exploit, mais effectue aussi un discret rappel de l’histoire sociale et raciale des États-Unis où les piscines furent des lieux de lutte contre la ségrégation (et doivent aujourd’hui faire face à de nouveaux problèmes : indiscipline, intrusion des gangs…).
10. Anne Carson, « Water Margins : An Essay on Swimming by My Brother », 1994, dans Plainwater (non traduit).
Un nageur solitaire se plonge presque chaque jour dans un lac, situé dans une lointaine « wilderness » américaine ou canadienne. En une trentaine de relevés, précédés de l’indication de l’heure et du jour de la semaine, celui que le texte appelle seulement « le nageur » fait l’expérience sensuelle, érotique et mélancolique de la nage et des territoires sombres et mystérieux de l’imagination. C’est un essai sur le plaisir, la solitude, la désorientation, la tristesse et la mort.