Le philosophe Philippe Mengue, auteur de Marcher, courir, nager et d’Espaces lisses et lignes de fuite, développe ici une perception de la nage comme « service divin », permettant, loin des chronomètres et des lignes de piscine, la célébration d’un « corps de glisse ».
Quand on se dit : « Chouette, c’est l’été, on va nager ! », à quoi pense-t-on ? À l’été ou à la nage ? ou aux deux ?
On a l’impression que les deux se confondent, s’entremêlent dans une puissante image évocatrice et fascinante. Mais qu’est-ce qui compte le plus : est-ce de nager au sens d’être plongé dans le beau soleil de l’été ? Et c’est l’été, alors, qui nous ravit, son bleu de ciel, ses bains et ses chaudes journées où l’on se promène, où l’on suce des glaces à l’ombre des terrasses des bistrots, nageant dans la belle insouciance d’une journée qui ne devrait jamais finir ? Ou bien, est-ce nager, le plus important ? L’été n’est plus qu’une occasion, une condition favorable pour aller se glisser dans l’eau rafraichissante qui s’ouvre aux passages de nos mains tendues et qui nous baigne, nous enveloppe tout le corps, la tête, saisie par un soudain cercle de fraicheur.
Qu’est-ce qui nous ravit le plus ? De faire une piquette dans l’eau, de tirer sur nos bras et de filer, après avoir subi la poussée venant des reins et des jambes, la tête sous l’eau, ou d’être un corps nu, au grand air, pris dans la caresse des éléments, inondé de la chaude lumière du soleil, le souffle de l’air, ouvert à l’infinité du ciel, de la mer immense, ruisselante de parcelles d’éternité ?
On répondra : tout cela ensemble dans la merveille de sentir qu’on a un corps. Et là encore, nous nageons, nous nageons dans notre corps, ou avec lui, comme un poisson dans l’eau, nous nageons dans notre corps, comme lui nage dans l’éternité de l’eau et des océans… Et si l’été nous nageons, nous baignons aussi dans la souplesse de nos membres agiles, dans une jeunesse retrouvée. Finalement, quand on se dit : « Chouette, c’est l’été, on va nager ! », où nageons-nous ? Dans quoi baignons-nous, dans quel bain nageons-nous ?
Évidemment, les questions précédentes ne sont que l’expression admirative d’une exaltation : elles ne visent pas à connaitre et à combler le manque d’un savoir qui d’ailleurs serait inutile, elles n’attendent aucune réponse. Finalement, le « savoir », on s’en fout. Ces questions ne relèvent pas d’une manie de « philosophe ». Elles tentent de fendre la chape de plomb technique, technologique, dans laquelle nous sommes ordinairement pris et comme figés. Et l’été, nager, c’est la fissure, l’ouverture qu’on entrevoit pour dissoudre ou ramollir les coquilles qui nous enferment. Ouverture, libération à quoi ? Sur quoi nous ouvrons-nous ? Ou ne nous ouvrons-nous à rien ? Mais, dans ce cas, d’où viendrait le sentiment irrécusable du divin que nous ressentons dans l’intime de la joie de notre corps nageant ?
Et, cette fois, nous ne disposons plus du banal recours, qui coupe court à tout, celui de déclarer que nous nous ouvrons « aux autres » ! Où sont-ils dans la mer immense ou dans la piscine où chacun nage pour soi ? Car nous nageons toujours seuls et dans l’infini. Et quand « les autres » – ce leitmotiv, cette antienne de ceux qui n’ont plus aux lèvres que les lambeaux d’une politique qui ne s’assume plus – nous sont ôtés, que nous reste-t-il ?
La profusion des questions que je ne cesse d’énoncer voudrait faire signe vers une autre dimension de pensée. Elle témoigne d’autre chose et, pourquoi pas, d’une joie, la joie prise à l’idée de la venue de l’été et d’aller nager dehors, au grand air.
Cette joie est bien différente de la joie de nager en piscine, car ce dernier plaisir on peut l’obtenir même l’hiver et on n’a plus besoin de l’été. La nage en piscine nous apporte détente, réconfort, entretien du corps, hygiène. Elle suppose tout un montage complexe : il lui faut un « bassin », toute une construction architecturale, des appareils de filtration de l’eau, des produits chimiques pour maintenir la clarté et la qualité hygiénique de l’eau, un apport de chaleur, des tenues appropriées, un règlement, un paiement du ticket d’entrée… La piscine municipale, outre la détente et la santé du corps qu’elle procure, est aussi le lieu idéal pour l’entrainement. « Une-douze ». Gain d’une seconde. Il s’agit ici de maximiser les fonctions du corps, et de battre son propre record. Ce qui suppose, en plus de toute la technologie comme infrastructure collective évoquée à l’instant, une quantification du corps, de sa vitesse de déplacement. Le chronomètre est posé comme le maitre supérieur de toutes les valeurs : « plus vite, encore plus vite, citius, faster… ».
Tout cela n’a rien à voir avec le dehors, avec l’été. Pourquoi avoir ajouté « été » à nager ? Et avoir laissé, derrière l’été, miroiter la mer et le soleil ? On sent bien que c’est d’une tout autre nage qu’il s’agit alors, et d’une nage qui nous libère de la première, car nous sortons, avec la rencontre du dehors des éléments, d’une mise en ordre technique et sanitaire de tous les aspects de notre corps. La nage en mer, au dehors, dans l’étang, la rivière… semble nous délivrer du corps numérisé et médicalisé et du type de pouvoir dans lequel les sociétés occidentales viennent d’entrer, le biopouvoir, celui qui s’exerce en priorité sur la vie et principalement sur la santé et qui nous enjoint de faire du sport, de la natation en particulier (« c’est très bon »). Avec le Dehors, l’Été, nous rêvons d’une autre santé qui ne réside plus dans l’efficience maximale du corps ; nous rêvons alors d’un libre jeu, d’un laisser-aller ou d’un laisser-être des puissances du corps. Un autre rapport se dessine à l’eau, à l’air et au soleil.
La nage, avec le dehors, est encore l’une des dernières possibilités qui nous restent et nous laissent entrevoir un autre corps, un autre rapport au monde dont tout l’objet ne serait que de se glisser entre les choses, les puissances de la nature, se glisser, plonger dans l’eau, sans effort, sans travail, sans être pris dans un système de pouvoir et de technologies préalable et supérieur fonctionnant pour notre bien. Le biopouvoir, comme nom général de toutes les instances de surveillance et de contrôle, de maximisation, d’optimisation, de sécurisation des forces et des compétences, le biopouvoir comme forme générale de notre (outre-)modernité récente est une forme qui, avec les meilleures intentions, déforme, en même temps qu’elle forme, notre rapport au corps, aux choses et aux autres hommes. Par le simple acte d’un bain en mer, nous fissurons l’armure de l’appareillage technique, nous ouvrons en direction d’un autre rapport à l’être, au monde et à nous-même.
Dans la nage du dehors, de la rencontre de l’été et du corps naissent des jeux corporels qui sont presque divins. Pour nous qui sommes délaissés par les dieux depuis si longtemps, l’été, c’est le temps de retrouver comme un service divin. Il faut oser, je crois, cette expression, malgré les réticences qu’elle suscite chez certains. Si le divin vous fuit et si ce mot vous froisse (de son aile invisible, comme un ange), dites alors : « service sacré » ; et si le sacré aussi vous fait peur, dites alors « royal » ; et si ce terme vous effraie encore plus… alors je crains que ce ne soit « service » qui vous déplaise, comme Leporello, dans Don Giovanni, s’écriant devant son maitre : « E non voglio più servir… ». Et alors, en cet ultime refus, je ne puis plus rien dire qui vous agréera. Car il est l’heure de servir quand ce sont les puissances de l’être qui nous appellent.
Et, depuis cet appel, il incombe de chanter, de glorifier, en célébration de l’été et de la nage, le corps en fête. Car, nageant, notre corps joue avec les puissances de l’univers, avec la Terre et ses éléments, l’eau, l’air et la lumière. Et comment parlerais-je d’eux et de lui dignement sans les exalter ?
Oui, je sais, nous sommes tout petits, de minuscules petites bêtes dans l’immense, dans l’infini… Mais soudain, en trempant la pointe du pied dans l’eau claire, ce matin, nous sommes invités au banquet des dieux, à partager notre puissance avec la leur, Apollon, dieu de la lumière, Poséidon, des océans, et tous les dieux de la girouette des vents… Toutes les craintes sont surmontées, car nous nageons, réconciliés, dans l’être même de ce qui est, la Terre, la mer, le ciel, la lumière du soleil ! Nous sommes admis « entre » les puissants et à la table du cornet divin des hasards ! Et plus rien n’a d’importance que la simple merveille d’exister. La nage ne nous rend-elle pas notre corps de gloire impérissable dans l’avancée qu’il crée dans l’éternité des éléments ? Et comment en parlerions-nous sans glorification ni bénédiction ?
Certes, je m’égare. Il s’agissait de « nager » au sens précis, je suppose, et non de « baigner » et pour finir d’« exister », comme je viens de prendre ce mot dans ma dernière embardée lyrique (mais le galop des chevaux de Poséidon sera toujours dans le fracas des vagues sur la grève). Je « glisse » hors sujet, sans doute. On voulait du déterminé (la nage) et je n’ai évoqué que de l’indéterminé (le sentiment de l’existence) ou seulement des dieux poétiques et homériques bien lointains, des puissances cosmiques ; mais de nages et de nager, point.
« Qu’on nous parle de la brasse, du crawl, du dos, du papillon, de la planche même, si vous voulez ! – Oui, la planche, tout de suite, je prends ». Je saute ou me cramponne à elle, parce qu’elle répond à ce dernier reproche et qu’elle fait le lien entre la nage et le pur sentiment de l’existence. Quand il « fait » la planche, le corps en est réduit juste à « flotter », à « surnager », sans rien faire d’autre que le mort, étalé, immobile, sans sombrer… Avec la planche, on fait de son corps un morceau de bois mort, flottant, qui dérive au gré de la surface de l’eau, en étant la proie de ses courants, on devient barque ou coque déliée, sans attache ni direction, comme celle d’un batelier de Paris qui « fluctuat nec mergitur ». La vie se concentre sur elle-même comme un point infime dans l’océan du monde, un petit bouchon de rien mais qui vit et flotte de-ci de-là au-dessus de l’abime, survivant à tout engloutissement.
Mais voilà qu’encore je m’étends, que je m’allonge et me perds dans l’existence et son sentiment, et cette fois-ci sous la forme d’une planche, d’un bois flottant, une coquille de noix vide. Je mérite de me faire admonester :
« – Ce “devenir planche”, vous vous moquez ! Allons, un peu de sérieux ! C’est le degré zéro de la nage !
– J’entends bien. Mais comment décrire “faire la planche” sans introduire quelque chose qui exprime la sorte de délice qu’il y a à la faire ? Vous refusez de vous embarquer dans des considérations métaphysiques, dites-vous, mais vous voilà malgré vous embarqué dans le radeau de l’existence qui est une autre nacelle, qui est encore elle-même philosophique. »
Raisonnablement, toute exaltation tue, que pourrait-on dire de sensé de la nage en écartant la joie, ou la jouissance, qui est interne à son exercice, que pourrait-on faire si ce n’est reproduire les tristes planches, sur papier en noir et blanc, celles-là, comme celles que l’on trouvait dans les vieux manuels à l’usage des baigneurs pour apprendre la brasse, le crawl, le dos brassé, etc. ? Ou présenter des schémas où l’on voit en bonnet de bain des bonshommes accroupis, comme des grenouilles, mains jointes, puis dressés, tout droits, mains en l’air, comme des I, et tout à l’avenant ? C’est rigolo et seulement « technique » mais on manque la jouissance du beau et du sublime qui ne cesse d’enrober la pratique de la nage et qui en rend raison. Serions-nous de petits mannequins ou marionnettes dont la vie se passe à être purement fonctionnels ; et la nage ne serait-elle qu’un exercice corporel dont un schéma rendrait compte jusqu’à l’épuisement ?
Les explications, physiques, technologiques, comme toutes les explications, sont toujours décevantes et à terme ne nous expliquent rien. Décrire la planche sans se référer à ce sentiment le plus philosophiquement pur qu’est le sentiment de l’existence, c’est passer à côté de la chose. C’est peut-être Rousseau qu’il faudrait convoquer, tiens, justement lui, quand il était à l’île Saint-Pierre – où il avait trouvé refuge contre la méchanceté des hommes –, petite terre donc entourée d’eau, où il laissait ses rêveries vagabonder, souvent en s’allongeant au fond d’une barque qu’il laissait dériver les yeux perdus dans les nuées du ciel. C’était sa manière à lui de faire la planche, la barque prolongeant le corps qui baigne dans l’eau… de la rêverie.
Si nous voulons nous passer de ce fil de l’existence, il faudra aussi renoncer à nous approcher de ce qu’est nager. Car il n’y pas de nage sans ces lignes de fuite ou d’existence.
Qu’est-ce que nager ? Une nage déterminée se définit certes comme une certaine composition de mouvements. Mais pas seulement. Il y a autre chose, comme un fil invisible qui conduit le corps, qui l’aspire et le tend dans l’indéfini de l’être. C’est qu’il y a deux corps : le corps organique, avec ses énergies, ses dynamismes, ses compétences et ses muscles ; et un autre, le corps de glisse, invisible et non moins réel. Et quoique toujours intimement intriqués, ils sont aussi différents de nature qu’ils sont inséparables de fait. Ils vivent en des temps différents, celui chronologique des actes qui, pour l’un, s’enchainent dans des rapports de causalité entre les parties du corps et avec les causes, les milieux extérieurs ; et, pour l’autre, celui qui oublie ou efface les membres organiques et qui serait, lui, sans organes dans une éternelle jeunesse du monde (que les Grecs nommaient « aiôn » et opposaient à « chronos », un autre et drôle de temps). Le corps sans organes est tout entier dans le glissement on ne sait vers où, dans l’Apeiron, l’indéterminé, sans but ni gain à obtenir. Il n’a pas d’organes car il n’est que pure flèche. Il confère aux activités déterminées des membres une magique ligne de fuite, faisant du corps autre chose que ce qu’il est, un être de fuite filant dans l’eau ou le vide de l’air.
Ainsi, nager est un devenir. Nager nous fait gagner un corps marin, nous ouvre un devenir-poisson. Et dans ce devenir sont agencés trois éléments naturels : l’eau, l’air, le corps du nageur. Mais la composition de rapports déterminés entre ces trois puissances ne se produit pas sans un plan indéfini où se tracent les lignes de fuite qui partent et entrainent et aspirent le corps comme un aimant, le rendant flèche, harpon ou poisson : étirement divin. L’instant, le moment privilégié est celui où se trace la ligne d’indéfinitude et de fuite. Par exemple, dans la brasse, il provient de la poussée qui, ramassée dans les reins et les cuisses, se trouve soudain libérée, lançant le corps allongé dans un glissement en lui-même infini, éternel jusqu’à l’exténuation de l’élan. Étant donné que, dans cette nage, le torse se hausse en ramenant les bras sur la poitrine pour qu’ensuite la tête, lors de la poussée, soit immergée au ras de l’eau, le corps devient pure ondulation, serpent de mer. Le devenir-poisson se double d’un devenir-vague du corps, avançant selon le rythme scandé du gonflement/émergence suivi d’un évidement/affaissement, air aspiré/air expulsé…
Les éléments (l’air, l’eau, le corps) sont rencontrés dans l’indéfinitude de la ligne de fuite et c’est en elle que nous nageons. Et quand, l’habitude aidant, et les effrois des commencements vaincus, nous nageons en toute aise, alors, nous vient, couronnement suprême, le divin calme interne à tout mouvement sûr de lui. Dans le bercement du mouvement, une euphorie nous gagne petit à petit : nous sommes bien (eu) transportés (phoros), logés que nous sommes comme en une nacelle au sein des ondulations du corps et de la mer. Une sérénité nous arrive qui nous rapproche des dieux qui ne sont plus, mais leur disparition devient, comme pour Zarathoustra, sans importance, puisque grâce à la nage (et à d’autres sports aussi) nous entrons dans l’illumination de la vie, dans cette transfiguration de l’existence à laquelle Nietzsche tenait tant. Dé-maitrisés de nous-mêmes, nous nous laissons aller et partir dans le jeu des puissances ; et dans cet abandon du laisser-être dans le glissement de l’âme et du corps au contact du froissement de l’eau, nous gagnons une éphémère petite part d’éternité.
En ces brefs moments, un instant, nous disons « oui » et devenons ceux qui bénissent. L’Été, la Nage !