Noyés par l’Histoire

Le quatrième livre de Ling Xi raconte l’histoire de deux familles, les Wang et les Mu, au bourg des Vieux Ficus, près du cours du Yang-Tsé, entre 1937 et 2015. Ling Xi, écrivaine née en 1972 à Chongqing et qui écrit en français, donne la parole à ses personnages avec une grande douceur et une grande sensibilité. Pour autant, sous la vie du village et les amours contrariées de ses habitants, s’écrivent en creux la violence de l’Histoire et une absurdité profondément ancrée, qui modèlent les esprits, régissent les relations familiales et nourrissent les préjugés, en particulier à l’égard des femmes. Le résultat est un bouleversant et subtil roman choral qui, à travers la thématique du genre, donne à lire le poids des traditions et d’un système totalitaire sur les individus.


Ling Xi, Gorge des tambours. Verdier, 256 p., 19 €


Chaque chapitre, constitué d’une lettre, d’extraits de carnet ou d’une déposition, donne à entendre une voix différente. Cela peut rendre la lecture des premières pages du roman de Ling Xi un peu ardue, car chaque personnage se concentre sur ce qui l’intéresse au cours de quatre-vingts ans d’événements au bourg des Vieux Ficus, et chacun possède sa manière de parler et ses non-dits. Mais le lecteur qui acceptera de se laisser porter par ces récits variés sera récompensé ; le dévoilement progressif de l’intrigue est en accord avec le fond du livre : les secrets qui structurent des vies de villageois apparemment banales, la dialectique de l’apparence et de la vérité. Même si ce n’est jamais dit explicitement, la dissimulation, le renfermement des émotions, les règles absurdes qui gouvernent certains personnages, répètent la folie du régime politique et de l’Histoire.

Gorge des tambours, de Ling Xi : noyés par l'Histoire

Ling Xi © Rika Trouche

La famine du Grand Bond en avant hante les récits. Les cultivateurs dépossédés de leurs biens collectivisés n’ont pas droit aux tickets de céréales ; le Grand-Père reconnait dans la marmite collective ses cochons confisqués ; peu après, on mange des criquets car il n’y a plus de moineaux : ils ont été victimes d’une campagne d’éradication. En 1966, pendant la Révolution culturelle, Mu Yi obtient du zoo « un papier tamponné de l’équipe de direction révolutionnaire certifiant que Gris-gris de son nom d’espèce gris du Gabon, était d’extraction prolétarienne, car originaire d’Afrique, continent frère ». Son perroquet sera donc épargné par les Gardes rouges exterminant « les animaux de compagnie des petits-bourgeois » et autres bêtes errantes. Pendant la guerre sino-japonaise, on garde fermé un abri anti-aérien bondé parce que l’ordre de le rouvrir n’arrive pas : les cadavres asphyxiés se comptent par milliers. Dans ce contexte, l’insistance de Bellissime pour que son petit-fils, né sans pouce à la main droite, utilise celle-ci pour manger – car les bonnes manières sont ainsi – parait bénigne.

Les personnages fonctionnent par paires, par doubles inversés. Bellissime, la mère de la famille Mu, est remarquable par sa beauté, fière d’être issue d’une lignée de lingères et obsédée par la propreté. Wang la Grêlée, son amie laide, a deux enfants : un garçon, Wang Wen, et une fille, Wang Ran. Bellissime en a eu sept, mais on s’intéresse surtout aux deux derniers, la Sixième Sœur et son frère Mu Er. Wang Wen se montre aussi solaire que Mu Er est renfermé. Sixième Sœur est aussi belle que Wang Ran est peu attirante (elle ressemble à un homme) tandis que Mu Er a la même beauté délicate que Sixième Sœur.

Cependant, rien n’est schématique. Chaque personnage existe profondément par ses émotions, sa sensibilité, ses aspirations – presque toujours insatisfaites. L’écriture de Ling Xi, empruntant les patients détours de discours imagés, prudents et mélancoliques, nous les dévoile peu à peu. Sous la chronique villageoises des voix croisées, on devine que ce que chacun ne dit pas est aussi important que ce qu’il dit. La Sixième Sœur et Mu Er sont tous deux costumiers dans une troupe de danseurs et d’acteurs ; on croise de faux aveugles et un « local sans porte », dont l’entrée se fait à travers le mur ; le thème du déguisement est fondamental. Les personnages se trompent les uns au sujet des autres, et nous sur eux.

Gorge des tambours, de Ling Xi : noyés par l'Histoire

Le barrage des Trois-Gorges, en Chine, vu de la Spation spatiale internationale (avril 2009) © CC0/NASA

Tous, sauf Wang Wen, ont échoué au bac, seul moyen institutionnel de sortir de la campagne. L’écrit et le savoir sont des biens précieux : « la loueuse de livres analphabète […] lit par procuration dans le silence de ses jeunes lecteurs » ; pour la Grêlée, « le ciel de minuit cesse d’être un chaos indifférent à la pensée que d’autres savent le déchiffrer ». Wang Wen lit le journal intime d’un jeune tailleur suicidé à sa mère illettrée et celle-ci, au fil des années, continuera de se le faire relire par « deux générations » d’écoliers. C’est par ce type de détails que Ling Xi crée l’émotion, tout en faisant sentir la pression d’un système qui assigne à résidence les ruraux s’ils ne sont pas éduqués.

Gorge des tambours s’attache à la condition féminine au moyen de la question du genre, véritable outil narratif, et pas seulement thème à la mode, comme dans beaucoup de romans contemporains. Wang Ran est un des personnages les plus intéressants. Son apparence et ses goûts d’homme ne l’empêchent pas d’avoir une identité profondément féminine. Lorsqu’elle réussit à se faire engager comme mécanicienne sur un bateau descendant le Grand Fleuve, sa découverte de la Gorge des tambours et de la plaine, le plaisir que lui donne son métier, se déploient dans les pages les plus lumineuses du livre. Malheureusement, sa confrontation avec Shangai la renvoie à ce qu’elle semble être et n’est pas, à ce qu’elle « seule ne voyai[t] pas ».

Chaque chapitre de Gorge des tambours éclaire les précédents d’une lumière nouvelle, comme des projecteurs s’allumant successivement : Devin taoïste, Écrivain public, pêcheur de cadavres, bodhisattva Avalokiteśvara, fille du maroquinier et Forgeron junior prennent leur place dans la ronde des masques, des faux-semblants et des désirs inassouvis. Ce qui ne se dit pas empoisonne lentement les victimes collatérales de l’Histoire. Tout cela, Ling Xi arrive à la fois à le dissimuler et à le montrer. Telle la Gorge des tambours, sur le cours du Yang-Tsé, magnifique et meurtrière, qui va disparaitre sous l’eau du barrage des Trois-Gorges, avalée comme tant d’autres par les poubelles de l’Histoire.

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