Fernand Léger se fit photographier en débonnaire maitre-nageur et peignit de nombreux plongeurs : s’intéressait-il pour autant à la nage, lui qui ne savait pas nager ? Pas si sûr, car du sujet au faux-semblant il n’y a parfois qu’un peu d’eau.
D’abord, une pitrerie fixée sur un cliché anonyme de date incertaine – sans doute le début des années 1930 : une bande de copains prend la pause avec Fernand Léger (1881-1955) dans sa retraite normande. Celui-ci a hérité d’un herbage au lieu-dit La Bouzonnière, à Lisores, près du chef-lieu Vimoutiers, entre Livarot et Camembert, aux confins bocagers du Calvados et de l’Orne. Sur la photo, Léger est facile à reconnaitre : c’est le gros, en gilet de corps, debout derrière. Devant lui, prêts à plonger, de gauche à droite, cinq hommes parmi lesquels les spécialistes ont identifié trois clowns fameux, les frères Fratellini ; le sixième à droite en espadrilles, Maurice Raynal, le critique d’art de L’intransigeant. De faux baigneurs, de vrais gymnastes et des reflets farceurs : le trou d’eau à la bordure cimentée n’est qu’un abreuvoir à vaches, sans profondeur.
Léger ne sait pas nager. Il n’est pas comme son copain Le Corbusier, qui à la belle saison s’ébat dans la Cure à Vézelay, et surtout dans la Grande Bleue. Les plongeurs qui épatent Léger à Marseille en 1940 alors qu’il s’embarque pour les États-Unis sautent de vertigineuses corniches et le peintre ne pense pas possible d’exprimer dans l’espace l’instantanéité de leur acrobatique trajectoire. Lorsqu’il retrouve ces jeunes dockers après leur saut, ils sont parfois avec leurs copines à s’ébrouer dans l’eau. Ce sont eux qu’il représentera dans une série de grandes peintures qui vont s’intituler Les plongeurs parce que le titre est plus dynamique et moins convenu que « Les nageurs » ou « Les baigneurs ».
Léger débarque avec le motif en tête le 12 novembre 1940 à New York-Hoboken, et va régulièrement, en 1942-1943, réaliser des « Plongeurs polychromes » ; puis il passe en 1944 aux « Cyclistes ». Il rentre finalement au Havre en novembre 1945. L’attrait du thème aquatique est donc assez bref, et est celui porté par une idéologie sportive des corps en mouvement mise en avant avec les loisirs depuis le Front populaire.
Mais qu’est-ce qui intéressait Léger en particulier dans ces as du plongeon représentés après l’exploit, évoluant dans la mer ? Des problèmes plastiques, mais aucun lié à la question qui fascinerait un autre type de peintre, celle de la représentation de l’eau, des jeux de lumière et des corps.
Non, chez Léger, la grande affaire est de trouver une solution plastique qui résolve le dilemme abstraction et figuration. Ses êtres plongés dans l’eau auraient tout aussi bien pu être en train de faire autre chose. À tel point qu’un moment il intitula un tableau de la série La danse avant de revenir sur ce titre. Ses plongeurs, qui certes sont pour lui une image de la France transportée dans « l’exil », servent avant tout une recherche picturale. « J’ai dissocié la couleur du dessin », explique-t-il en 1946 ; « J’ai libéré la couleur de la forme en la disposant par larges zones sans l’obliger à épouser les contours des objets : elle garde ainsi toute sa force et le dessin aussi. »
Dans ces tableaux de plongeurs/nageurs, le point de vue de Léger est celui d’un observateur en surplomb entrecroisant et entremêlant des baigneurs qui évoluent dans toutes les directions sur plusieurs niveaux. La représentation du motif en deux dimensions aplatit tout en gros conglomérats de têtes, de bras, de jambes sans haut ni bas. La composition partirait dans toutes les directions s’il n’y avait la signature pour rappeler dans quel sens il convient de l’accrocher.
La série connut une belle postérité, ce qui permit à Fernand Léger d’en dire à peu près ce que son interlocuteur voulait entendre. Certes, c’étaient les dockers de Marseille qui l’avaient inspirée mais aussi des nageurs aux États-Unis lorsque Léger se serait rendu à la piscine. Là, merveille du nouveau monde et de sa démesure, ce n’étaient plus « cinq ou six personnes en train de plonger… mais deux cents à la fois… À qui la tête, à qui la jambe, les bras, on ne savait plus, on ne distinguait plus. Alors j’ai fait les membres dispersés dans mon tableau et j’ai compris qu’en faisant cela j’étais beaucoup plus vrai que Michel-Ange ».
Allons bon. En tout cas, on peut croire le peintre lorsqu’il poursuit : « Ces plongeurs, ça a déclenché tout le reste, les acrobates, les cyclistes, les musiciens, je suis devenu plus souple, moins raide. »
Parce qu’en vérité le sujet, Léger, il s’en fichait un peu.