L’homme à Histoire, de Malcolm Bradbury, publié en Angleterre en 1975, parait aujourd’hui en français. Ce roman de campus, un classique du genre, raconte l’histoire de Howard Kirk, militant et professeur de sociologie sur le campus fictif de Watermouth, où il couche avec collègues et étudiantes – son épouse jouit de la même liberté – tout en s’impliquant dans des batailles idéologiques conduites avec la même mauvaise foi. Selon Kirk, un homme doit rester fidèle à son époque ; sans doute approuverait-il notre emploi du langage SMS pour apprécier ce livre : MDR.
Malcolm Bradbury, L’homme à Histoire. Postface de David Lodge. Trad. de l’anglais par Guillaume Mélère. Monts Métallifères, 322 p., 22 €
Malcolm Bradbury (1932-2000) a eu plusieurs vies. Universitaire, spécialiste de littérature américaine, scénariste et romancier, il a aussi fondé le plus prestigieux cursus de creative writing du Royaume-Uni, celui de l’université d’East Anglia. L’homme à Histoire ressemble-t-il aux œuvres typiques issues de ces programmes ? Heureusement non. D’abord, par sa structure : les répliques échangées entre deux personnages s’enchaînent à l’intérieur d’un même paragraphe, créant une ambiance collégiale et intime, en réduisant la distance, en entrelaçant haine et amour. Kirk vient de terminer la rédaction d’un livre intitulé La défaite de l’intimité ; ce titre conviendrait bien à ce roman persifleur, où le héros n’a de secret pour personne, où son entourage tout entier se moque de lui, à commencer par le narrateur, dont la voix gentiment narquoise adopte un point de vue « sociologique », prenant le héros pour un archétype afin de mieux montrer à quel point il est conformiste.
Comme dans Mrs Dalloway, l’intrigue débute par l’organisation d’une fête : une party. Les Kirk adhèrent au principe de la mixité dans tous les domaines. Ils entendent donc inviter dans leur maison « complètement déstructurée » les gens de la ville comme ceux de l’université, les hétéros et les homos, les peintres et les théologiens, les étudiants et les Hell’s Angels, les pop-stars et les militants de l’IRA, les médecins du planning familial et les marginaux qui dorment sous les ponts. Ils n’admettent aucune distinction entre le politique et le privé, chaque acte constituant un geste sociétal.
Rien n’est plus subversif que le sexe ; ici la tension érotique est permanente. Aux yeux des gauchistes des années 1970, la révolution passe par le lit, à l’instar du bed-in de John et Yoko en 1969. Comme son compatriote Will Self, Bradbury traite ces hédonistes engagés avec indulgence et ironie, leur charme réside dans leurs peccadilles. On n’a pas encore succombé au sérieux du XXIe siècle…
Un jour d’automne de l’année 1972 fournit le cadre chronologique pour le coup d’envoi. McGovern est en pleine campagne désastreuse contre Nixon. Côté anglais, Howard mène des batailles plus triviales, il a notamment pour projet d’interdire au controversé professeur Mangel la visite du campus de Watermouth. Réfugié de l’Allemagne hitlérienne, généticien et anthropologue social, Mangel est honni par les radicaux. Kirk s’oppose à sa venue ; cela dit, aucune invitation n’a été officiellement lancée, il s’agit d’une rumeur dont Howard serait peut-être à l’origine pour s’offrir une polémique où il puisse briller. Kirk milite-t-il par conviction ou par provocation ?
De fait, c’est davantage sa soirée, prévue pour le 2 octobre, qui l’excite. Contrairement à Clarissa Dalloway, il ne se soucie pas de l’arrangement floral, ni de la nourriture ou de la décoration : seule importe la liste des invités. Il y a une forme d’austérité dans l’hédonisme de Howard, reflet de la chambre entièrement blanche où John et Yoko ont trôné depuis leur lit pendant une semaine à Amsterdam. Y a-t-il autre chose dans la vie que l’éros et le logos ?
L’architecture abstraite du campus de Watermouth traduit à merveille cette esthétique : les déroutants bâtiments en verre et en béton armé offrent des perspectives agaçantes, le vivre-ensemble ainsi créé met à nu l’absurdité de cet érotico-intellectualisme. Bradbury se régale dans ses descriptions de l’œuvre du « célèbre architecte finlandais Jop Kaakinen », l’incommodité structurelle concernant les personnes aussi bien que l’immobilier : « Howard s’avance et sort de l’ascenseur, dans le hall nu, car c’est là, dans les hauteurs du bâtiment, que se trouve le département de Sociologie. Où il se trouve, et pourtant, dans un certain sens, où il ne se trouve pas ; car aucun sociologue véritablement intéressé par les interactions humaines ne pourrait suivre le concept de Kaakinen jusque-là. Depuis la porte de l’ascenseur partent quatre couloirs rectilignes, se rejoignant à angle droit, tous identiques, ne comprenant rien d’autre que des rangées de portes qui ouvrent sur, ou ferment l’accès à, des salles de classe ou des bureaux d’enseignants. Certains bâtiments, ailleurs dans le monde, ont des coins, des virages, des recoins ; on y a placé des chaises, ou accroché des tableaux ; Kaakinen, dans son purisme, a banni tous ces raffinements. »
La mégalomanie de Kaakinen contamine ceux qui traversent ses couloirs : eux aussi poussent leurs concepts à l’extrême, comme l’étudiante Felicity Phee, lasse du lesbianisme, avide de passer à l’hétérosexualité, et ce avec son tuteur, pendant la soirée du 2 octobre, lorsqu’elle le surprend dans son bureau au sous-sol de sa maison : « Il dit “Qu’est-ce que tu cherchais ?” “Je voulais savoir à quoi vous ressembliez quand je ne vous voyais pas, dit-elle, je voulais regarder votre bouquin. Voir vos affaires”’ “Tu n’aurais pas dû, dit Howard tu t’es fait attraper.” “Oui, dit Felicity. C’est votre prochain livre ? Je l’ai lu.” “Ce n’est pas du tout tes affaires, dit Howard, ce n’est pas encore fini. C’est privé.” “La tentative de privatiser la vie, voilà un phénomène de portée historique très réduite”, dit Felicity. “Pourquoi fais-tu ça ?” demande Howard.” “J’ai décidé que vous seriez mon sujet de recherche, dit Felicity, mon option spéciale.” “Je vois », dit Howard, “Vous êtes mon tuteur, Howard, dit Felicity Phee, avec une grimace, j’ai des problèmes, j’agis mal. Vous devez m’aider.” »
L’excellente postface de David Lodge, romancier et universitaire renommé, revient sur le lendemain de la fête, en s’étonnant qu’on ne sache pas ce que le héros pense du fait d’avoir couché avec son étudiante la veille. Lodge pointe du doigt l’absence de métaphore chez son ami Bradbury, ainsi qu’une absence « troublante » de profondeur ou d’intériorité, destinée à parodier la négation – implicite dans l’idéologie déterministe de Howard – de la conscience individuelle sur laquelle l’humanisme de gauche est fondé. Dans les dialogues, selon Lodge, on ne sait pas quoi penser des motivations des protagonistes : « le lecteur doit piocher et choisir celle qui lui fournira sa propre interprétation de l’histoire ».
Lodge voit juste : enfin on peut respirer, enfin on nous épargne une psychologie au ras des pâquerettes ! Malcolm Bradbury a bien gravé son nom dans l’Histoire : non pour avoir fondé un cursus à East Anglia, mais pour avoir écrit L’homme à Histoire.