On ne lit pas les poèmes comme les romans. Les deux lectures sont compatibles, bien sûr, mais le regard ou la démarche ne sont pas identiques. Avec Rue Chair et Foins, recueil de Gérard Noiret paru ce printemps, quelque chose de la prose demeure, le meilleur peut-être : l’œil écoute, selon la formule de Claudel. On entend le vers, on voit la scène. La chute, ironique, surprend ou saisit, éclaire toujours. Une histoire est née.
Gérard Noiret, Rue Chair et Foins. Tarabuste, 144 p., 15 €
On ne citera aucune de ces chutes, ce serait gâcher le plaisir du lecteur. Qu’on lise « Sartène », « Serbie » ou « Ramadan » pour juger sur pièce. Ces poèmes font sourire ou rappellent le tragique qui étreint ce monde, aujourd’hui comme hier, ici et ailleurs. Hasard ou pas, les titres sont des noms de lieux. Gérard Noiret évoque l’Yonne ou Argenteuil, ses lieux à lui, et tout autant New York où déambulerait un Maurice Nadeau géant, une Venise assez loin de nos habitudes, Delhi, mais surtout, en une série de brefs poèmes, Conakry. La révolte et le dégoût sont sensibles, mais jamais dans l’excès ou l’emphase. Chaque poème est comme un reportage en condensé. Le dernier évoque les enfants qui fuient ce pays sous dictature, ignorant, quand ils s’introduisent dans les soutes des avions, ce que sera leur sort. Ces cinq poèmes donnent à ressentir la chaleur étouffante et l’enfermement que peut être une existence en un tel lieu.
Parfois, la satire est discrète, rendue mezza voce, comme dans « Brasserie de la gare » ou « Un village de montagne ». Un objet revient, à la fois nécessaire et dérangeant : le téléphone portable. Le poète est en effet de ce monde, dans ce monde, et le voyage se fait aussi dans le temps, dans le lien entre présent et passé. Une allusion à la pandémie lie nos années à celles d’Apollinaire dans « Barbecue ». « Le vieux paysan » décrit ce qui unit une composition du quattrocento à la vitre d’un Boeing passant dans le ciel. Et on lira l’un des plus longs poèmes – deux pages –, « Route de Kerrariou », dans lequel une moderne Pénélope coud : « elle coud sinon elle verrait la mort jaunir / le visage sur le fauteuil ». Son Ulysse est un vieil homme, rentré depuis longtemps.
Gérard Noiret aime la peinture. Les lecteurs d’En attendant Nadeau le savent depuis longtemps, qui avec lui, grâce à lui, entrent dans les ateliers des peintres. Il aime Giotto et Ernest Pignon-Ernest, il aime Munch et Yves Klein. Un peintre fameux du XVIIe siècle éclaire notre temps, dans « Tunnel » :
« Suite à la panne d’éclairage
Dans la rame
Immobilisée en pleine voie
Une lampe de portable compose
Avec les murmures
Autour de sa lumière
Un Georges de La Tour
Non authentifié »
Les interlignes sont espacés, laissant chaque vers flotter. L’humour du poète est là, donnant à cet instant une dimension que l’on n’imaginait pas. Citée en exergue, en même temps que Jean Lacoste évoquant le blanc, une petite fille d’Oullins résume : « La poésie, c’est quand il y a des mots et qu’on lève les yeux en disant “Ah oui !” ». Lisant « Tunnel », on ne peut que confirmer le « Ah oui ! » de la petite fille. C’est ça.
La tentation, quand on lit un poète, est souvent de chercher des sources, des influences. Déformation professionnelle. Cette recherche peut aussi être un plaisir. Des poèmes sont dédiés aux amis que Gérard Noiret a contribué à faire mieux connaitre, Jean-Michel Maulpoix, Guy Goffette ou Jean-Pierre Lemaire. Il en est qu’on devine ou croit deviner dans un poème, comme Franck Venaille, avec un très beau poème intitulé « Liverpool ». Mais Gérard Noiret désigne en un titre, « Loin de Canisy », celui qui le marque : Jean Follain. Les « cinq collages » qu’on lira sont de ces scènes que le poète né en Normandie aurait pu écrire, ou encore ce poème tiré de la série « Album » :
« Le tracteur 1953
Hors d’haleine comme si derrière lui
l’ondulation des pâturages était une menace,
l’enfant bredouillant son histoire
ignore qu’à la fin des moissons,
il traversera le village aux côtés
du propriétaire de la vache malade
et vivra là un triomphe
lié pour toujours aux senteurs des foins. »
Cette simplicité, cette modestie, c’est la marque de ce recueil. Selon une belle expression, Gérard Noiret ne se hausse pas du col. Il est à hauteur d’homme et là, présent, de façon immédiate. Ses images elles-mêmes ne cherchent pas la complexité, un trop grand raffinement. Tout le monde peut voir ce qui suit : « Les mouettes à portée de main, / sont des lettres d’amour de mieux en mieux réécrites ».
De tels vers, ou des poèmes entiers, on pourrait en citer d’autres. Un nous touche, par sa dimension autobiographique : « Les trente Glorieuses 1962 ». Une photo qui circule, « des collégiens en blouse grise sur fond de la cour », et on voit Antoine Doinel dans Les 400 coups.
Mais il faut conclure et, de même qu’on garde dans les yeux une toile aimée (par exemple, tels « chiens dans l’arène » de Goya), on conserve un poème de la série : « Chemins de grande randonnée », qu’on aimerait apprendre par cœur :
« Les nuages ne se reflètent pas
Ils ont déjà
Suffisamment à faire
Pour figurer
Ce quelque chose
Qui passe à autre chose »