Le 2 mai 2022, la direction de la Bibliothèque nationale de France a mis en place une nouvelle procédure de mise à disposition des documents qui, en privilégiant la réservation et en restreignant les horaires de communication directe, les rend bien plus difficiles d’accès. La direction de la BnF assure qu’elle ne fait que « s’adapter à une évolution des pratiques de recherches » ; l’Association des lecteurs et usagers de la BnF pointe les conséquences que cela a sur le travail des chercheurs, et rappelle que cette situation découle d’une « fonte des effectifs » drastique. En habitué des rayonnages, Pierre Senges s’interroge sur l’avenir d’une bibliothèque privée de livres.
La Bibliothèque nationale de France était jusqu’à présent célèbre pour son jardin parfaitement clos : une façon de rendre hommage, avec beaucoup de zèle, à la tradition de l’hortus conclusus. Le monde entier est jonché de jardins accessibles, leur accessibilité affadit leur charme et leur banalité suscite l’ennui. L’idée de génie a été, au contraire, de livrer un jardin à la seule contemplation des lecteurs, au-delà de grandes baies vitrées : le désir de verdure n’est ainsi jamais gâché par la satisfaction, il s’élève d’heure en heure jusqu’à son comble – on a même vu des lecteurs envier un couple de chèvres qui se trouvait dans les fougères.
La Bibliothèque nationale de France n’a pas voulu en rester là : elle souhaite désormais devenir célèbre pour ses livres inaccessibles. Partout ailleurs, les bibliothèques sans esprit mettent leurs ouvrages à la disposition des lecteurs – on assiste alors à ce ballet morose : le lecteur demande un livre, il l’obtient. Non seulement un tel troc évoque les pires procédés du libre marché (l’offre et la demande), mais il est le plus sûr moyen d’abolir le désir de savoir ; il dénigre le livre et l’amoindrit en le faisant passer sans délai du statut de livre possible à celui, pathétique, de livre réel.
L’invention d’une bibliothèque entièrement remplie de livres demeurant à jamais possibles, voilà une autre idée de génie : au lecteur de se tenir à la hauteur, à lui de jouir de ces livres possibles et d’admirer comment le livre maintient sa possibilité en repoussant de jour en jour l’abjecte chute dans l’actuel. Bientôt, les lecteurs et les chercheurs affranchis marcheront le long des allées, de la Tour des Lettres à la Tour des Nombres, puis la Tour des Lois et la Tour des Temps, puis à nouveau la Tour des Lettres, et ainsi de suite : une déambulation sans fin entre un jardin cloitré et des étagères vides.
On viendra de loin pour admirer cette abstraction ; certains étrangers la trouveront typiquement française. Le rez-de-jardin de la Bibliothèque nationale de France dispose aussi d’une cafétéria dépourvue de victuailles : les chercheurs peuvent s’y retrouver pour jeûner.