Le cas Lagaffe

Gaston Lagaffe, le héros sans emploi, a été créé en 1957 par André Franquin dans Le Journal de Spirou. Le dessinateur belge, pilier de la maison d’édition, a donné son âme au personnage de Spirou, propriété des éditions Dupuis. Mort en 1997 après avoir cédé ses droits, il s’était néanmoins prononcé contre la reprise de Gaston par un autre que lui… Malgré cela, Dupuis a déclenché une tempête dans le neuvième art en annonçant la reprise de la série.


Delaf d’après Franquin, Gaston Lagaffe. Le retour de Lagaffe. Dupuis, 48 p. Parution sous réserve d’une décision de justice


En ouverture du 49e Festival d’Angoulême, Dupuis tenait une conférence de presse pour présenter le programme du centenaire de la maison d’édition : nombreuses parutions (dont la fin de la tétralogie d’Émile Bravo, L’espoir malgré tout, et le 56e album de la série mère, La mort de Spirou) ; lancement de deux nouvelles collections (« Les ondes Marcinelle » pour les adultes et « Les ondines » pour les plus jeunes) ; investissement dans le manga et dans la BD en ligne (la plateforme Webtoon Factory). Temps fort de cette communication, l’annonce du retour de Gaston Lagaffe a retenti comme un coup de tonnerre ! La nouvelle a fait le tour des réseaux sociaux et des travées du festival, passant de stand en stand et suscitant immédiatement des discussions passionnées parmi les professionnels et le public : « M’enfin !? Franquin ne l’aurait jamais voulu »… Dans la salle de conférence, Stéphane Beaujean, directeur éditorial de Dupuis, présente le projet, crayonnés et encrages à l’appui : « Delaf sait reproduire quasi à la perfection le dessin de Franquin après cinq ans d’entrainement ».

Le retour de Lagaffe, de Delaf (d’après Franquin) : le cas Lagaffe

Une peinture murale représentant Gaston Lagaffe à Louvain-la-Neuve © CC4.0/EmDee

Le projet a été confié au Canadien Delaf, Marc Delafontaine de son vrai nom, dessinateur de la série Les nombrils (Dupuis). Ses hommages à Franquin publiés dans des ouvrages collectifs avaient été repérés par l’éditeur. Le retour de Lagaffe devait paraitre le 19 octobre prochain, avec un tirage à la hauteur de la notoriété de l’anti-héros : 1,2 million d’exemplaires. Et Stéphane Beaujean d’expliquer très sérieusement que « Dupuis n’a pas vraiment d’ambition commerciale », qu’il s‘agit « de freiner la baisse de notoriété du héros »… L’information déferle sur Internet et dans la presse. Le Monde du 18 mars 2022 titre « M’enfin ! La résurrection de Gaston Lagaffe divise ». Le quotidien fait remarquer qu’on est devant une entreprise de « reproduction à l’identique » qui « n’a qu’un but : redynamiser le personnage et les ventes d’un catalogue qui s’amenuisent ». On connait la chanson, d’autres personnages de bande dessinée sont passés par là, dans une sorte de plagiat légal, sans le génie scénaristique ou graphique des créateurs !

Quelques jours plus tard, le 6 avril, l’hebdomadaire Spirou consacre sa une au retour du gaffeur : « Il revient ! ». Une planche de Delaf figure en quatrième de couverture, comme autrefois, et le journal publie un entretien avec le dessinateur sous le titre « Pour l’amour de la gaffe ». Delaf revient sur l’origine du projet et explique sa méthode. Et c’est là que le bât blesse : « J’ai décidé de me constituer une base de données. J’ai découpé patiemment toutes les planches originales [sic !] de Franquin, et j’en suis arrivé à 10 000 petits fichiers que j’ai tagués pour y retrouver facilement les références à des objets, des personnages, décors ou attitudes. » Même si l’on ne veut pas mettre en cause la bonne foi du dessinateur québécois – Delaf souligne que sa démarche est « empreinte d’amour et de respect » et certaines de ses trouvailles font indéniablement sourire –, force est de constater que le coup est clairement industriel et commercial. Depuis 2004, Dupuis est la propriété de Média-Participations (quatrième groupe français d’édition derrière Hachette, Editis et Madrigall, avec un chiffre d’affaires de 550 millions d’euros). D’ailleurs, il est prévu que les nouveaux Gaston paraissent tous les deux ans, en alternance avec les Astérix du groupe Hachette !

Le 25 mars, Isabelle Franquin, la fille du dessinateur, saisit la justice belge en référé. En attendant que celle-ci se prononce sur le fond, la prépublication dans Spirou est suspendue et la parution de l’album est reportée à 2023. La presse s’empare alors du débat. Les « pour » et les « contre » s’affrontent. D’un côté, on rappelle que Franquin était opposé à la reprise de Gaston après sa mort. De l’autre, on souligne – contrat à l’appui – que le dessinateur a cédé ses droits. Dupuis brandit d’ailleurs le fameux contrat et rappelle qu’il a informé Isabelle Franquin de ce projet dès 2021. Les experts interrogés décrivent deux visions opposées du droit moral. Dans La Croix, Me Corinne Pourrinet, avocate spécialiste du droit d’auteur, souligne que « le droit moral est une notion à géométrie variable » et que « l’œuvre devenant une marchandise qu’on exploite et qu’on commercialise, on s’[en] embarrasse moins ». Le Figaro du 7 avril consacre deux pages au « retour mouvementé » de Gaston Lagaffe. Le quotidien décrit « l’embrasement médiatique » et donne la parole aux spécialistes. Décidément, l’affaire n’est pas simple et elle est sérieuse : « On ne plaisante pas avec Gaston », titre Télérama le 6 avril ! Si le scénariste Jean Van Hamme ou le dessinateur Jul estiment que « certaines séries doivent continuer d’exister », les autres, comme Zep, le créateur de Titeuf, ou la dessinatrice Florence Cestac, condamnent une démarche jugée « humiliante ». « La reprise des grands personnages de la BD franco-belge est un mauvais traitement que l’on inflige à la bande dessinée », lâche Zep qui souligne qu’on ne tolère pas cela dans l’industrie musicale. « Pourquoi ce qui n’est pas acceptable pour la peinture ou le cinéma le serait pour la bande dessinée ? », ajoute la dessinatrice.

Le retour de Lagaffe, de Delaf (d’après Franquin) : le cas Lagaffe

André Franquin (1979) © CC0 1.0/Fotopersbureau De Boer

« Gaston, c’est un héros intouchable ! », renchérit, dans Le Soir du 17 avril, Jean-François Moyersoen, l’ancien homme de confiance de Franquin à qui le dessinateur a cédé les droits d’exploitation de Gaston en 1992 (ils ont été rachetés par Dupuis en 2013). Il témoigne de la volonté de son ami : « le retour du héros décidé par Dupuis est une boulette ». Début mai, une lettre ouverte aux responsables de Média-Participations est lancée pour que Dupuis honore « la volonté d’André Franquin, qui a demandé – à de nombreuses reprises, publiquement et sans détour – que son personnage de Gaston ne lui survive pas sous les traits d’autres auteurs ». « Il est essentiel que les droits moraux des auteurs – morts ou vifs – soient respectés », estiment les signataires. Ils déplorent le temps où « la volonté du créateur était soumise au bon vouloir des détenteurs des droits commerciaux » et accusent : « En bafouant son droit moral, vous mettez en péril la création d’hier, la création d’aujourd’hui et hypothéquez la création de demain ». La lettre est signée par plus de mille auteurs. Et alors que Le Soir du 13 mai donne longuement la parole à Delaf – il se dit « enfant de Franquin » –, Le Monde du 14 mai résume la polémique dans une pleine page sous le titre « Gaston d’enfer ». Le quotidien estime qu’au-delà du « sac de nœud juridique », le « Gastongate » a provoqué « un schisme au sein de la profession ».

Le tribunal de Bruxelles a ordonné une procédure d’arbitrage. La décision sera rendue en septembre et ne pourra faire l’objet d’aucun recours. Elle sera lourde de conséquences, les enjeux économiques et moraux sont immenses. On pense bien sûr à Tintin : Nick Rodwell, l’actuel gestionnaire de l’œuvre d’Hergé, ne s’y est pas trompé, qui prend la défense d’Isabelle Franquin. Il serait évidemment de mauvais augure que la justice passe outre au droit moral d’un monstre sacré de la bande dessinée. Les nombreuses reprises de Blake et Mortimer, Astérix, Corto Maltese et tant d’autres n’ont pas suscité cette énorme polémique. Ces nouvelles aventures « à la manière de… » des héros du XXe siècle ne sont certes pas très intéressantes, mais elles reposent sur l’affection du public pour les madeleines de leur enfance, constituent d’incroyables phénomènes d’édition, et le droit moral de leurs créateurs n’a pas été bafoué. Les reprises « vu par… » (Valérian, Blueberry, le Lucky Luke de Matthieu Bonhomme, le Corto Maltese de Bastien Vives…) ou la récente parodie de Lewis Trondheim (Par Toutatis !, L’Association) sont autrement plus attractives. Comme le souligne Fred Janin, auteur chez Dupuis et ami de Franquin, dans Le Soir du 13 mai : « La bande dessinée franco-belge, déjà sur le déclin, a-t-elle absolument besoin de bégayer ? » On est en droit de se le demander. Mais la justice n’a sans doute pas son mot à dire dans ce débat-là.

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