À la nage (2/5)

Nager en poésie

Notre hors-série de l'été 2022 : NagerAnnette Kellermann, toujours dans How to Swim (1918), regrette le dédain de la poésie pour la nage. Même le plus célèbre écrivain nageur, Lord Byron, dit-elle, en parle à peine dans ses vers. C’est vrai, le poète lui accorda une place moins importante dans son œuvre poétique (mais non dans sa correspondance et ses journaux) que dans sa vie, mais de là à suggérer que la poésie en général y est indifférente…

En effet, quoi qu’ait dit la championne, les évocations et les imaginaires de nage, constitutifs de vastes méditations aquatiques, sont très présents en poésie. Le thème, séduisant, labile, est fréquent, sans être systématiquement « suivi » (Whitman, Baudelaire, Rimbaud…). Que de brasses, éclaboussures, plongeons, noyades au cours de siècles de poésie pour évoquer la brièveté de l’existence, le mystère de l’au-delà, le désir de retour au matriciel… Certaines œuvres, toutefois, le plus souvent courtes, s’organisent entièrement autour du déplacement physique dans l’eau et prêtent une grande attention à son aspect littéral.

Nager (été 2022) : À la nage, une sélection de baignades poétiques

En Crimée (2004) © Jean-Luc Bertini

Mais aujourd’hui, certains « écopoètes » utilisent le thème de la natation pour des œuvres assez longues : c’est le cas de l’Anglaise Elizabeth-Jane Burnett, qui, dans un opuscule d’une soixantaine de pages, Swims, présente douze nages qu’elle a effectuées, points de départ de méditations personnelles et écologiques.

Ci-dessous, est donc proposée, à côté de célèbres « classiques » écrits par les « grands » poètes nageurs (Byron, Swinburne…), une série de baignades poétiques moins connues, magnifiques ou simplement vivifiantes. Il est certes absurde, plus encore que dans les autres domaines de la littérature, d’effectuer des présentations résumées dans celui de la poésie, mais il fallait s’y risquer, ne serait-ce que pour souligner la vitalité et la plasticité du thème.

1. Lord Byron, « Vers écrits après avoir nagé de Sestos à Abydos », 1810, dans Œuvres de Lord Byron.

Dans ce célèbre poème héroï-comique, Byron se peint en « compétiteur » du légendaire amant mythologique Léandre. « Nous avons nagé, / Lui pour l’amour, moi pour la gloire // […] / C’était bien la peine vraiment ! » Byron revient dans Don Juan (1819-1824) sur cet exploit qu’il accomplit le 3 mai 1810 (en 1 heure 10 minutes à la brasse), et en évoque d’autres dans Childe Harold (1812-1818), Manfred (1817) et Les deux Foscari (1821). Chez Byron, nager répond à un désir viril de compétition et à un goût de maîtrise de soi et de l’élément liquide. Parfois la communion avec la nature est plus présente. Ainsi, dans L’île (1823), la nage est une activité naturelle du paradis prélapsaire des mers du Sud où se déroule le poème. Dans le chant IV, la nage perd son caractère hédoniste et devient stratégie de survie lorsque deux époux, Torquil et Neuha, menacés par des poursuivants doivent leur échapper par la voie des eaux. Torquil, alors, « suivit les pas liquides » de son épouse tandis qu’ « [u]niment, courageusement, brillamment, elle allait // Laissant sur ses talons la lumière d’un rai / Qui, tel un acier amphibie, clignait et scintillait ». Ils émergeront ensuite, beaucoup plus loin, hors de vue et de portée de leurs ennemis, dans une grotte marine.

2. Walt Whitman, « Les dormeurs », 1855, dans Feuilles d’herbe.

Ce très célèbre poème de Whitman met en scène une série de visions dont une, occupant toute une section, est celle d’« un superbe géant qui nage nu dans les courants de la mer ».  Il lutte, « chahuté, meurtri », contre les flots et les écueils mais devient « bientôt, cadavre, le malheureux, entraîné hors de vue ». Cet allégorique nageur mène le combat héroïque et perdu d’avance qu’est la vie humaine, il y déploie à la fois toute sa beauté et une énergie physique qui, aux yeux de Whitman, met en jeu les plus belles qualités de l’âme : le contrôle de soi, le courage, la détermination.

3. Algernon Swinburne, « Le rêve d’un nageur », 1889, dans Poèmes choisis.

Bien des œuvres de Swinburne pourraient être citées à propos de la nage, le poète en ayant fait un de ses thèmes favoris. La manière érotique sado-masochiste avec laquelle il décrit la mer en maîtresse sensuelle et cruelle a souvent choqué ses contemporains. Maupassant, qui le sauva une fois de la noyade, voyait en lui un être « des plus inquiétants », une « sorte d’Edgar Poe idéaliste et sensuel, avec une âme d’écrivain plus exaltée, plus dépravée, plus amoureuse de l’étrange et du monstrueux ». Un poète et nageur du bizarre, somme toute.

4. Paul Valéry, « Nage », 1927, dans Autres rhumbs.

La mer comme amante du nageur, tel est l’imaginaire classique adopté ici par Valéry. Il y déclare : « [S]e jeter dans la masse et le mouvement, agir jusqu’aux extrêmes, et de la nuque aux orteils ; / se retourner dans cette pure et profonde substance, boire et souffler la divine amertume, c’est pour mon âme le jeu comparable à l’amour. […] // Donc, nage ! donne de la tête dans cette onde qui roule vers toi, avec toi, se rompt et te roule. »

5. Jules Supervielle, « Je nage sous la vague, abri de mes amours », 1930, dans Le forçat innocent.

« Je nage sous la vague » est un poème mystérieux dans lequel, comme souvent chez Supervielle, les configurations visuelles (eau/air) et émotionnelles se déploient et s’entrelacent, où les images marines et célestes s’interpénètrent. Son nageur est ici une version de la figure du noyé qu’il affectionne et qui, loin de mourir, se réveille au fond de la mer ou entre deux eaux. Le poète utilise aussi joliment l’indifférenciation terre/eau, nage/marche, quitte à remettre ironiquement à flot, comme dans « Un homme à la mer », le vieux miracle des évangiles : « Du haut du navire en marche / Je me suis jeté / Et voilà que je me mets à courir autour de lui. »

Nager (été 2022) : À la nage, une sélection de baignades poétiques

« Baigneur », de Maximilien Luce (1905) © CC4.0/Fondation Bemberg Toulouse/Didier Descouens

6. Jack Spicer, « N’importe quel imbécile peut pénétrer dans un océan », 1946, dans Élégies imaginaires.

Jack Spicer, poète américain, parle dans ce court poème de la difficulté de la nage et de la poésie, ajoutant pour faire bonne mesure : de la mémoire et de l’amour. « N’importe quel imbécile peut pénétrer dans un océan / Mais il faut une déesse / Pour en sortir. / Ce qui est vrai pour les océans est vrai évidemment / Pour les labyrinthes et les poèmes. Quand vous commencez à nager / À travers les turbulences des rythmes et les algues de la métaphore / Vous avez besoin d’être bon nageur ou une déesse née. »  Le poète a écrit d’autres poèmes  (« Portrait de l’artiste en jeune paysage », par exemple) sur la lutte métaphorique du nageur dans l’océan.

7. Stevie Smith, « Je ne faisais pas bonjour, je me noyais », 1957, dans Stevie Smith, Poèmes.

Ce court et grinçant poème de l’Anglaise Stevie Smith n’envisage pas tant le thème de la nage qu’une de ses fâcheuses et possibles conséquences : la noyade. Ici, bien sûr, avec son habituel humour noir, c’est d’existence solitaire et d’incompréhension qu’elle nous parle.

8. Jean Tardieu, « Le jeune homme et la mer », 1961, dans Histoires obscures.

Ce poème, pas plus que celui de Stevie Smith, ne parle de nage. Il présente cependant un jeune homme qui ne cesse de poursuivre une mer qui se dérobe toujours à lui. À la fin, après ses infinis et infructueux efforts, celle-ci « cessa de fuir cet homme // et sur lui referma lentement // sa robe immense et maternelle // et l’odeur de l’amour et le bruit des cailloux ». Mer, fuite du temps, poursuite d’un désir qui s’accomplit ou non, se mêlent ironiquement ici.

9. Paul Snoek, « Un nageur est un cavalier », 1961, dans Un nageur est un cavalier.

Paul Snoek, poète belge de langue flamande, a beaucoup parlé d’eau et de nage dans son œuvre, la mer y étant, de manière assez classique, le lieu d’une seconde naissance. « Un nageur est un cavalier », un de ses poèmes les plus célèbres, est aussi l’un des plus « complets » sur le sujet par la variété d’impressions qui s’y déploie. Le poète, « fou de l’eau », laquelle « comprend toujours tout », y suggère que « [n]ager c’est dormir lascif dans de l’eau qui s’ébroue », « raconter avec jambes et bras des secrets séculaires », se retrouver libre et seul, mais en compagnie. Il avoue se sentir alors « un créateur qui enlace sa création » et, dans le dernier vers, s’abandonne à une ultime confidence : « Nager c’est être un petit peu presque saint. » (« Zwemmen is een beetje bijna heilig zijn »).

10. James Merrill, « Swimming by Night » (non traduit, « Nager la nuit »), 1962, dans Water Street.

Les quelques strophes de ce poème de l’Américain James Merrill évoquent une baignade la nuit en Grèce, où il a souvent résidé : un nageur « plonge au delà de la gravité », puis apparaît aux yeux du poète « corps graduel // À demi-remémoré, astral et phosphorescent ».

11. Maxine Kumin, « To Swim, To Believe » (non traduit, « Nager, croire »), 1975, dans Selected Poems.

La poétesse américaine, grande nageuse, adopte dans ce poème une vision religieuse : à la piscine, elle ressent « le merveilleux excès de Jésus sur les eaux » et devient en nageant « suppliante », « fiancée ». Dans un poème antérieur, « Morning Swim » (« Baignade du matin »), elle déploie une symbolique érotique et chrétienne, tandis que le rythme de sa nage devient celui d’un hymne. Et dans le plaisant « Skinnydipping with William Wordsworth » (« Nager sans maillot avec William Wordsworth »), elle invite le poète à se joindre à elle et à traverser un étang « en bonne vieille brasse à l’ancienne ».

12. Derek Mahon, « A Swim in Co. Wicklow » (non traduit, « Baignade, Comté Wicklow »), 1999, dans Collected Poems

Ce poème de l’Irlandais Derek Mahon évoque une baignade dans le comté de Wicklow au sud de Dublin où les nageurs, « créatures de sel et de plancton », « tanguent et tournent » comme si « la vie était un rêve éveillé / et [nager] la seule vraie vie ». Il a été traduit pour ce numéro. « On Swimming in Lakes and Rivers » (2018), autre poème de Mahon, parle différemment de la métamorphose des corps par la nage : « Les corps deviennent légers dans l’eau, / lorsqu’un coude / glisse tout naturellement de l’eau au ciel / une légère brise le caresse, distraite / le prenant pour une rameau brisé peut-être ». Nager, c’est devenir autre chose qu’humain… comme dans les « écopoèmes » d’ Elizabeth-Jane Burnett.

Nager (été 2022) : À la nage, une sélection de baignades poétiques

13. Anne Carson, « Laps for Fat Wal » (non traduit, « Longueurs pour le gros Val »), 2016, dans The New York Review of Books.

La Canadienne Anne Carson nage le dos crawlé dans la piscine en pensant au poète Wallace Stevens (Wal), et aux limites de l’imagination et de la pensée. Les « longueurs » et les mouvements du crawl sont à la fois contrainte et liberté : Carson exerce cette dernière, par exemple, dans une manière personnelle de tendre le poignet, mais, arrivée au bout de la ligne lorsqu’elle touche le mur, il ne lui reste plus qu’à « repartir » dans l’autre sens.

14. Elizabeth-Jane Burnett, Swims (non traduit, Nages), 2017.

L’Anglaise Elizabeth-Jane Burnett nage dans les douze sections de ce poème long d’une soixantaine de pages. Le recueil commence dans le Devon et il s’y achève, entre-temps Burnett est allée dans le Somerset, le Surrey, la région des Lacs, Londres, le pays de Galles, Brighton… « Nager est continu, seules les rivières sont intermittentes », dit-elle.

Certaines sections du poème abordent le rituel et l’aspect littéral de ses « immersions », ainsi que des thèmes écologiques et les responsabilités de l’homme vis-à-vis du monde naturel. D’autres se transforment en élégies pour un père disparu ou élaborent un imaginaire de la nage dans lequel existe un fort sentiment d’indéfinitude, de force et de bonheur. Nager, c’est ne jamais être « là où on le croit /non avec une peau mais avec de l’eau / non avec des bras mais avec un champ / de cresson, d’œnanthe, d’ombelles flottantes ».


Les treize poèmes et le recueil de poésie choisis sont donnés par ordre chronologique. La date indiquée, pour les poèmes individuels, est celle de leur première parution, non celle d’une (éventuelle) publication postérieure en recueil.