L’entreprise taïwanaise Foxconn a été fondée en 1974. Troisième employeur privé au monde avec son million de salariés, elle fabrique à elle seule 40 % de l’électronique de la planète. Ses sites chinois de Shenzhen et de Zengzhou, qui emploient chacun quelque 300 000 salariés, produisent à eux seuls la majeure partie de l’électronique grand public diffusée dans le monde, avec Apple pour client majeur mais non exclusif. La machine est ton seigneur et ton maître propose une analyse implacable de ce mastodonte économique, devenu dans les années 2010 l’un des symboles de l’exploitation contemporaine.
Jenny Chan, Xu Lizhi & Yang, La machine est ton seigneur et ton maître. Postface de Célia Izoard. Agone, coll. « Éléments », 128 p., 10 €
La plupart des ouvriers et ouvrières qui travaillent chez Foxconn sont de jeunes migrants venus des campagnes, attirés par la fabrique du rêve et l’espoir de devenir un nouveau Bill Gates, deux illusions que Foxconn distille efficacement. Mais à peine ont-ils mis un pied dans l’usine qu’ils basculent dans un enfer auprès duquel les « bagnes ouvriers » des usines rationalisées et les pages les plus noires de Dickens paraitraient presque un univers pacifié. Dans ces usines qui combinent le pire du taylorisme au management à la japonaise, les ouvriers travaillent 10 à 12 heures par jour, entre six et sept jours par semaine durant les pics de production ; ils sont exposés à des substances hautement toxiques d’un bout à l’autre de la chaine et à un encadrement idéologique digne d’Orwell. Sur les murs, des maximes résumant l’éthique du travail du PDG de Foxconn, Terry Gou : « croissance, ton nom est souffrance » ou bien : « Remplis ta tâche ou le soleil ne se lèvera plus ». Ajoutons les rassemblements critiques chaque matin et chaque soir, fréquentes occasions d’humiliations publiques qui allongent la durée du travail sans donner lieu à rémunération et, pour la chaine, le devoir de répondre en chœur chaque matin à la question : « how are you ? » par « good ! very good ! very very good ! ». Faute de pouvoir payer un loyer, ces iSlaves dorment dans des chambrées, sans qu’ait été prévue l’existence de couples, isolés des leurs par la distance, et parfois de leurs voisins ou voisines de chambrée par la langue.
En 2010, ces usines ont connu une vague de suicides conduisant à la mort de quatorze ouvriers. Devant l’absence de réaction de syndicats numériquement puissants mais dans la dépendance financière et logistique du management, d’autorités locales tiraillées entre les exigences de légitimité juridique et d’enrichissement local, et d’un État susceptible d’autoriser la tenue de mobilisations et de grèves d’envergure modeste, mais agissant fermement pour empêcher la formation d’un mouvement de travailleurs plus vaste à l’échelle d’une industrie ou d’une ville, et refusant la création de syndicats indépendants, des universitaires et des ONG de Chine continentale, de Taïwan, de Hong Kong, appuyés par des militants ouvriers d’autres parties du globe, se sont mobilisés efficacement pour médiatiser ces suicides et leurs causes. Leurs actions ont contraint la firme à ce qu’on n’ose qualifier de recul : hausse des rémunérations, assortie toutefois de délocalisation pour trouver une main-d’œuvre acceptant de plus bas salaires, mais aussi pose de barreaux et de filets de sécurité aux fenêtres des chambrées et tentative (avortée) de faire signer aux nouveaux entrants une promesse de non-suicide constituant une décharge de responsabilité.
Le présent ouvrage est la traduction d’une brochure de combat élaborée par ce collectif en 2013 qui réunissait des écrits ou témoignages d’ouvriers et d’ouvrières dont deux n’ayant trouvé d’autre issue à cet enfer que le suicide. Yang, étudiant et ouvrier de fabrication, décrit la dépossession du travail et de soi quand l’homme se voit réduit à n’être plus qu’un appendice de la machine, « son seigneur et son maitre » ; il évoque aussi des formes (individuelles) de résistance. Jenny Chan témoigne à partir d’entretiens réalisés avec l’ouvrière Tian Yu, gravement handicapée à vie à la suite d’une tentative de suicide et qui mène aujourd’hui un combat pour dénoncer l’insoutenable. Les poèmes du travailleur Xu Lizhi, qui mit fin à ses jours en 2014, sont une poignante évocation du travail à la chaine, « écho du désespoir ». Des textes qui n’ont besoin d’aucun point d’exclamation pour susciter l’épouvante et que la douceur de leur écriture rend d’autant plus bouleversants.
En 2015, Célia Izoard, journaliste à Reporterre et essayiste critique de la technologie moderne, traduisait ces textes en leur adjoignant une postface. Cette dernière, actualisée dans cette réédition, élargit la focale pour nous précipiter dans une approche globale des recompositions du travail. Car ces voix venues de « cet autre côté du monde », sinon d’un autre siècle comme on serait enclin à le penser, ne sont pas un simple témoignage des conditions de travail en Chine (ce qui serait déjà d’un intérêt certain). Les pages percutantes de Célia Izoard viennent rappeler à qui préférerait ne pas l’entendre que Foxconn est l’autre face de la Silicon Valley, devenue le fondement matériel autant qu’imaginaire de notre quotidien. Là où les théoriciens californiens du capitalisme cognitif affirmaient l’obsolescence programmée de ce modèle de production industriel avec l’avènement du monde numérique, contemporain du tournant néolibéral, l’ouvrage restitue la matérialité tragique de la prétendue « destitution de la matière » et de la dématérialisation tant vantée. Alors que l’imaginaire de l’informatique a occulté son double matériel qu’est l’électronique et invisibilisé la production industrielle, il vient rappeler que notre XXIe siècle s’enracine dans l’exploitation brutale de millions de mains invisibles.
L’ouvrage ne se borne pas à susciter l’indignation. Il documente les fondements de ces déprédations humaines et environnementales, déniées par un capitalisme arrogant. Qu’on ne s’y trompe pas dès lors : quoique de petite taille, il constitue une déflagration.