Un chrétien tout contre Nietzsche

Il y a un siècle, Max Scheler publiait ce qui fut longtemps tenu pour un classique de l’anti-nietzschéisme chrétien. Son succès tenait à la position adoptée : s’opposer à Nietzsche en se tenant tout contre lui. Plusieurs décennies durant, les chrétiens allaient voir dans ce livre une référence philosophique majeure, et puis nous le voyons reparaître comme ces objets dont la désuétude fait le charme.


Max Scheler, L’homme du ressentiment. Préface de Jean Lacoste. Bartillat, 204 p., 20 €


Jean Lacoste ouvre sa préface avec les noms de Merleau-Ponty, Gabriel Marcel, Camus, Mounier. Il aurait aussi pu nommer le pape Jean-Paul II qui, en 1953, a consacré sa thèse d’habilitation à une Évaluation des possibilités de construire l’éthique chrétienne sur la base du système de Max Scheler. De fait, la pensée de Max Scheler nous paraît inscrite dans un horizon où brillent le personnalisme chrétien et la révolte camusienne. Bref, une autre époque, bien éloignée de la nôtre. Cet éloignement ne tient pas seulement au temps écoulé. C’est aussi que nous ne voyons plus de la même manière la pensée de Nietzsche, non plus d’ailleurs que le christianisme. Celui-ci a subi une mue depuis le temps où le personnalisme pouvait apparaître comme la tonalité dominante de l’Église conciliaire, un temps où fut même pensable une « théologie de la libération ».

Max Scheler, un chrétien tout contre Nietzsche

Max Scheler (domaine public)

Le changement est peut-être plus profond encore à propos de Nietzsche. Au début du XXe siècle, le philosophe au marteau put être perçu comme un inspirateur du fascisme sorélien. Son autre lecture était principalement psychologisante ; on en faisait un philosophe de la vie, comparable en cela à Freud et à Bergson. Une série qu’il ne nous viendrait plus à l’idée d’envisager. Quoi que l’on pense de leurs interprétations, on ne peut nier que celles de Heidegger et de Deleuze ont rendu impossibles les lectures de Nietzsche qui paraissaient aller de soi dans les années qui ont suivi sa mort. Perçu désormais comme un philosophe de premier plan – on est tenté de dire : « métaphysicien » –, l’auteur de la Généalogie de la morale n’apparaît plus réductible à ses diatribes contre « l’homme du ressentiment ». Au lieu de voir en ses propos politiques une apologie de la force parente du fascisme, la tendance actuelle serait plutôt de les cacher sous le tapis – tendance dénoncée par Jacques Bouveresse dans un livre récent.

Max Scheler a été lu en milieu chrétien comme présentant en Nietzsche un dénonciateur des excès de certains chrétiens. Une sorte de médecin qu’il faudrait presque remercier d’appliquer un remède extrêmement rigoureux mais, somme toute, bienfaisant. Grâce à son traitement, le christianisme aurait été revigoré. Max Scheler ne dit pas les choses aussi nettement, mais ses lecteurs les ont souvent perçues ainsi et c’est ce qui fit la popularité de son livre dans les milieux chrétiens – cause aussi de la distance qui s’est creusée avec lui.

Au début de L’homme révolté, un livre qui se situe dans un horizon marqué par la figure de Nietzsche, Camus s’efforçait de « préciser l’aspect positif de la valeur présumée par toute révolte en la comparant à une notion toute négative comme celle du ressentiment, telle que l’a définie Scheler ». Il n’hésitait pas à écrire « Nietzsche et Scheler », tenant pour acquis qu’à propos du moins du ressentiment l’un peut être tenu pour le continuateur de l’autre. À la sentence schélérienne selon laquelle « on aime l’humanité en général pour ne pas avoir à aimer les êtres en particulier », Camus opposait « le caractère déchiré de la révolte de Karamazov ». Il construisait ainsi une opposition de Nietzsche à Dostoïevski, dans laquelle Scheler était censé se trouver entièrement du côté nietzschéen. Nous voyons plutôt aujourd’hui en quoi il en diffère.

Max Scheler, un chrétien tout contre Nietzsche

Le chapitre intitulé « Ressentiment et morale chrétienne » est emblématique de la démarche de Scheler. Il y énonce le « paradoxe » nietzschéen selon lequel la notion chrétienne de l’amour serait « la fine fleur du ressentiment » comme il est écrit dans la Généalogie de la morale. D’une part, ce « paradoxe » est « moins paradoxal qu’il ne paraît […] s’il s’agit seulement d’attirer l’attention sur le renversement inouï qui sépare de l’idée antique l’idée chrétienne de l’amour ». Même si, d’autre part, Nietzsche n’a pas (ou a mal) mis en évidence l’importance de ce « renversement », on ne peut nier qu’il ait attiré l’attention sur lui. En outre, ajoute Scheler, l’explication de Nietzsche est « plus profonde, plus digne d’attention sérieuse que tout ce que l’on a pu présenter jusqu’ici ». Il est des manières plus violentes de déclarer « radicalement fausses » des positions que l’on ne partage pas ! Renversement des valeurs était d’ailleurs le titre allemand que Scheler avait donné à ce livre que nous connaissons sous celui de L’homme du ressentiment. On ne saurait dire qu’une des deux formulations soit moins nietzschéenne que l’autre !

On peut faire grief à un homme politique de dire d’un adversaire qu’il pose de bonnes questions mais apporte de mauvaises réponses : cela passe pour une concession majeure. Si le propos vient d’un philosophe à propos d’un autre, il est difficile de ne pas y voir un ralliement au moins partiel – en est-il jamais d’autre dans le champ philosophique ? En l’occurrence, la lecture que fait Camus d’un bloc Scheler-Nietzsche se comprend d’autant mieux qu’elle porte sur la critique de l’humanitarisme, le chapitre peut-être le plus nietzschéen de L’homme du ressentiment. Nietzsche, écrit Scheler, « avait raison de conspuer et de combattre […] cet incolore amour de n’importe quoi » auquel « l’humanitarisme moderne » a réduit l’amour chrétien.

Il arrive aussi à Scheler de reprendre à son compte certains des aspects déplaisants du discours nietzschéen, comme une misogynie sans doute plus banale au début du XXe siècle que de nos jours. Qui oserait écrire désormais que « la femme » est plus portée au ressentiment puisque « plus faible, partant plus rancunière, obligée, pour plaire à l’homme, de rivaliser avec ses semblables » ? Scheler continue en évoquant « la forte propension des femmes à médire du prochain par besoin de s’exprimer » puis disserte sur la vieille fille et la prostituée, avant de déclarer « très significatif que le type légendaire de la sorcière n’ait point de pendant masculin ».

Il est sans doute trop facile de dénoncer des propos misogynes relevés chez des auteurs du tournant du XXe siècle. Mais le faire doit aussi nous prémunir contre l’illusion d’une proximité que pourraient suggérer d’autres passages du même livre, en l’occurrence ceux du dernier chapitre où nous pourrions lire un écologisme anticapitaliste. On peut approuver l’éloge de l’agriculture opposée à l’industrie, sans forcément voir dans la révolution française « la plus grande décharge de ressentiment dans les Temps modernes » en coïncidence avec la « suprématie de la philosophie mécaniciste ». C’est aussi dans le ressentiment qu’il faudrait voir « la cause originelle de la haine anti-allemande ». Les Français n’étant jamais nationalistes, ils peuvent dénoncer en toute tranquillité d’esprit le nationalisme des autres, et Scheler y prête le flanc. Mais Jean Lacoste rappelle dans sa préface que, lorsqu’il l’a rencontré à Genève en 1918, Romain Rolland a vu en Max Scheler un de ceux avec qui l’on pouvait « bâtir des ponts au-dessus de la haine ». Faisons nous-mêmes preuve d’ouverture d’esprit et admettons que c’est précisément sa distance d’avec nous qui confère à ce livre son intérêt.

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