Paul Bernard-Nouraud, dans un article en deux temps, joue du contraste des perspectives pour mettre en évidence la difficulté de l’art – qui ne peut se substituer au bon vouloir politique – à prendre en charge la représentation des naufrages de migrants. Dans cette première partie, on verra qu’entre les figures de baigneurs et celles des sommersi (les enfouis de Dante ou les naufragés de Primo Levi), les nageurs eux-mêmes, toujours guettés par le fond, ont peu de place dans l’art moderne. La deuxième partie reprendra la question depuis la catastrophe continue des naufragés contemporains : ils ne savent pas nager, dit-on, ceux qu’on a refusé de sauver.
Les peintres n’aiment pas nager. C’est du moins ce que l’on peut déduire, hors de toute considération sur leurs goûts personnels, du fait qu’ils ne peignent pas la nage, ou si peu. Pour anecdotique qu’elle soit, cette absence n’en reste pas moins singulière. Elle le devient d’autant plus lorsque l’on connait le nombre de baigneurs et de baigneuses que les peintres modernistes, pour s’en tenir à eux, ont représentés, et le rôle que les figures au bain ont joué dans l’élaboration de cette modernité.
Les baigneuses de Gustave Courbet (1853, musée Fabre) furent jugées obscènes parce que trop vraies. Dix ans plus tard, l’empereur, qui, à l’époque, avait fait mine de cravacher la toile du maitre du réalisme, acquiert La naissance de Vénus d’Alexandre Cabanel (1863, musée d’Orsay), et l’impératrice La perle et la vague de Paul Baudry (1862, musée du Prado). L’érotisme inhérent à la nudité qu’implique le motif n’a toutefois cessé de l’accompagner par la suite dans un sens distinct de celui de ces deux images glacées. Il se fait, chez Courbet, plus leste encore avec Femme dans les vagues (1868, Metropolitan Museum), plus frivole lorsqu’il s’égaye parmi Les grandes baigneuses de Pierre-Auguste Renoir (1887-1889, Museum of Art, Philadelphie), plus abstrait chez Edgar Degas, dont Les baigneuses de l’Art Institute (vers 1885-1895) sont parmi les seules à se détacher de leur baignoire, naturiste, enfin, chez les Baigneurs à Moritzburg d’Ernst Ludwig Kirchner (1909-1926, Tate Modern), avant que Gerhard Richter ne fasse de ses Baigneuses de 1967 un lupanar morbide. Entre-temps, cette ambiguïté a infiltré les variations masculines sur le thème de la baignade, comme dans Scène d’été. Les baigneurs de Frédéric Bazille (1869, Fogg Art Museum), et de manière plus ambigüe dans La baignade de Thomas Eakins (1885, Amon Carter Museum), où, fait rare, un plongeur laisse présager la possibilité d’une nage.
Une évolution qui se dessinait déjà chez Gustave Caillebotte avec ses Baigneurs sur les berges d’Yerres (1878, collection particulière), actuellement exposés au musée de l’Orangerie, précédés, un an plus tôt, du Nageur (1877, musée d’Orsay), qui ne nage pas encore, mais s’apprête en réalité à plonger comme pour une leçon de natation. Une position apprise que Duncan Grant, dans sa Baignade de 1911 (Tate Modern), décompose quant à lui en deux figures surplombant trois nageurs, cette fois identifiables comme tels, qui s’efforcent de rejoindre une barque par les moyens de la brasse et du crawl. La très faible distance qui les en sépare ne saurait être tout uniment redevable au seul primitivisme de la composition. Le « désir du rivage » dont parle Alain Corbin dans Le territoire du vide est manifestement proportionnel à la crainte du grand large, sous laquelle se devine, par surcroit, la grand peur archaïque du déluge.
La plupart des peintres l’ont tenue à distance en ne quittant guère le bord de l’eau et en privilégiant les bains plus ou moins institués. Ceux de la Seine, par exemple, qu’ils se situent sur l’île de la Grenouillère, dont les représentations par Renoir et Claude Monet en 1869 sont considérées comme les premières tentatives impressionnistes (Nationalmuseum et National Gallery), ou bien à Asnières, permettant à Georges Seurat, avec Une baignade à Asnières (1884, National Gallery), d’affirmer à son tour une nouvelle école, celle du néo-impressionnisme, mais non de faire entreprendre ne serait-ce qu’une longueur à ses prudentes figures. Même les innombrables baigneuses et baigneurs de Paul Cézanne ne se mêlent presque jamais à l’onde ; ce sont les seuls, pourtant, à ne pas redouter le déluge.
C’est que les Grandes baigneuses (vers 1894-1905), celles du musée d’art de Philadelphie, qui marquent l’aboutissement d’une recherche entreprise par Cézanne dès le début des années 1870 dans les musées et poursuivie ensuite sans arrêt sur le motif, en plein air, ces Grandes baigneuses, donc, sont à la fois antédiluviennes et aurorales. Sicut erat in diebus Noe, « c’était aux jours de Noé », peu avant que le déluge ne survînt, ainsi comparaissent ces figures, qui, simultanément, émergent in statu nascendi, à l’état naissant – à l’aube d’une nouvelle aurore. Ce qu’elles inaugurent, elles le renouent – en « une naissance continuée », écrit Maurice Merleau-Ponty dans L’œil et l’esprit.
Cette coalescence de la peinture avec la nature qu’elle restitue se vérifie dans chacune des touches qui l’élaborent, en sorte que chaque couleur – le vert surtout – s’y révèle à la fois profonde et « guéable », selon le mot de Rainer Maria Rilke. Cézanne parvient ainsi à une solidarité des formes, dont les Baigneuses d’André Derain (1907, MoMA), la Baigneuse de Georges Braque (1907-1908, musée national d’Art moderne), et même Les Demoiselles d’Avignon de Pablo Picasso (1907, MoMA), ont par la suite hérité. Seule se perd, pour ne pas dire qu’elle se noie, au centre du grand tableau de Philadelphie, une minuscule nageuse qui s’est aventurée dans l’eau. Infime épisode qui emprunte sans doute moins à celui de La Chute d’Icare, où Pieter Bruegel l’Ancien dépeint l’évènement comme un détail vers 1558 (toile seulement connue aujourd’hui par des copies), qu’il n’anticipe sur l’une des dernières peintures de Pierre Bonnard : Les baigneurs à la fin du jour (vers 1945, musée Bonnard).
Les baigneuses cézaniennes affirmaient hautement leur grandeur, celle de leurs corps capables de nager bien qu’elles n’en fissent rien, et celle du peintre, dont le corps était en mesure de peindre leur grandeur. Ainsi comparaissent-elles au point du jour. En sa fin, cependant, chez Bonnard donc, les mêmes figures sont lointaines et diminuées, réduites à de vagues reflets orangés surnageant en grappes à quelques mètres du rivage. Lequel s’éloigne dans les peintures d’après, le lieu s’espaçant jusqu’à confondre les figures de baigneurs avec cette eau qui les disloque et les dilue, comme si la peinture accédait par là à une modernité seconde, moins sûre d’elle que la précédente, toutefois, puisque procédant par soustraction : du baigneur au noyé, sans plus de nageurs qu’auparavant.
De cet autre courant, si l’on ose dire, les Profils sous l’eau ou la Baigneuse dans une cascade de Pierre Tal Coat (1946, musée national d’Art moderne) sont les premiers indices, où les traits se dissolvent, de la manière dont le peintre oblitère, dans ses autoportraits des années 1980, son propre visage. Des traces ainsi laissées par Tal Coat, André Masson, dans son Baigneur bleu de 1950 (MoMA), ne retient, semble-t-il, que les taches, le papier de sa lithographie « noyant » tout. Même le mouvement des Nageurs que Jean-Pierre Schneider peint en série au début des années 2010 ne permet pas de les démarquer de cette tendance à l’indistinction que l’on retrouve y compris en photographie. Par exemple, parmi les baigneurs que Deganit Berest photographiait, et qu’elle repeignait parfois, vingt ans plus tôt (galerie Gordon), au moment où Michal Rovner couchait ses modèles dans la mer Morte (Museum of Contemporary Photography) comme si cette « mort » gagnait métaphoriquement les baigneurs eux-mêmes en les plongeant dans le même « bain ».
Partout, le fond, en figurant l’eau, se transforme en élément confondant où la figure humaine flotte vaguement quand elle ne disparait pas tout à fait. Ainsi de l’homoncule surnageant issu de la série Reprise d’un fragment menaçant de Miklos Bokor (1980, collection particulière) qui ne connaît de véritable précédent que le Chien semi-enfoui de Goya (vers 1819-1823, musée du Prado). Encore faudrait-il pouvoir décider si ce chien est vraiment « enfoui » (hundido, en espagnol) ou s’il surnage, à la manière d’un naufragé. Preuve de cette ambivalence, dans sa traduction de L’Enfer de Dante, en 1985, Jacqueline Risset rend précisément l’italien « sommersi » par « enfouis », là où André Maugé traduit quatre ans plus tard en français I sommersi e i salvati, de Primo Levi, paru en 1986, par Les naufragés et les rescapés. Quoi qu’il en soit, si l’on opérait semblable recension de nageurs et de baigneurs à partir d’œuvres contemporaines qui ne les représentent pas explicitement, on serait amené à en déduire que ce motif a largement imprégné la figuration des corps dans l’art actuel sur le mode de sommersi ; comme s’ils étaient passés de la baignade à la noyade sans avoir appris entre-temps à nager.