Alex Capus, qui écrit en allemand, est né d’un père français et d’une mère suisse. Il s’intéresse volontiers à des personnages ayant réellement existé, sur lesquels il se documente abondamment avant de les faire entrer dans ses romans. Certains sont célèbres : dans Voyageur sous les étoiles, il partait sur les traces de Robert Louis Stevenson et de son île au trésor. D’autres sont anonymes comme dans Les amants de Montreuil, où un homme et une femme engagent imprudemment leur voiture la nuit sur une route de montagne avant d’être immobilisés par une tempête de neige. Pour distraire sa femme en attendant les secours, l’homme décide de lui raconter une histoire, celle d’un autre couple qui a effectivement vécu en ces mêmes lieux plus de deux siècles auparavant, et qui a connu un tout autre genre de tempête : la révolution de 1789.
Alex Capus, Les amants de Montreuil. Trad. de l’allemand par Emanuel Güntzburger. Actes Sud, 192 p, 22 €
Doté d’un tel cadre, le roman d’Alex Capus affiche clairement sa parenté avec la nouvelle classique. L’immobilisation forcée du véhicule qui inaugure le récit rappelle d’ailleurs qu’un autre Suisse célèbre, Friedrich Dürrenmatt, s’était servi dans La panne du même procédé pour introduire le sien. Ici toutefois, il n’y a que deux protagonistes, Max, l’homme qui raconte, et Tina, la femme qui écoute, et une seule histoire racontée. Mais celle-ci est habilement imbriquée dans celle des deux naufragés de la route : deux couples d’amoureux situés dans deux époques différentes et apparemment sans grand rapport l’une avec l’autre. Sauf que, par-delà les années écoulées, le lieu qui sert de décor et de point de départ est le même : Max et Tina sont bloqués sur une route perdue de la Gruyère, au col de Bellegarde, à l’endroit même où jadis se rencontrèrent Jakob et Marie, les deux amoureux de l’histoire.
Le roman s’ouvre sur un paysage cauchemardesque. La route du col disparait sous la neige et la voiture de Max et Tina est de moins en moins contrôlable : on pourrait croire que leur véhicule (dont l’auteur, soucieux de vérité, va jusqu’à donner la marque) entre peu à peu dans un autre monde, caché sous le paysage apparent désormais recouvert de blanc, menaçant, où l’on distingue, au fond d’un précipice, « une petite forêt de conifères noueux figés par l’hiver, depuis longtemps intouchée par un humain ». Entrerait-on dans un conte fantastique ? On pourrait le croire si l’humour de l’auteur ne venait tempérer la tonalité dramatique, s’interrogeant par exemple sur la perplexité des bouquetins devant cette voiture enneigée, ou déroulant à plaisir les réflexions enjouées de Max et de Tina qui, pas franchement inquiets, s’amusent encore de leur imprudence.
Car, même s’ils ne sont plus très jeunes et ont de grands enfants, ils ont gardé le goût du risque et de l’aventure, qui manque ici de tourner à la catastrophe. Tous deux ont l’esprit vif, le sens de la répartie, ils se provoquent et se taquinent à tout propos ( par exemple, sur l’opportunité de faire ou non fonctionner les essuie-glaces), ce qui donne au récit son aspect alerte et sa dimension bouffonne. Mais ils ne se querellent que sur des broutilles, leur entente est profonde ; et leur vie riche d’affection et de fidélité tout juste suggérées trouve son écho dans l’autre histoire, celle de Jakob et Marie, dont l’amour vint à bout de tous les obstacles.
Alex Capus est visiblement soucieux de l’aspect véridique de son récit, et s’attache à faire coïncider la petite histoire avec la grande. « Je me demande bien comment je m’y prendrais pour te raconter une histoire qui ne soit pas vraie », dit Max à Tina, « je ne peux pas créer une histoire de toutes pièces, simplement comme ça, je ne suis pas prestidigitateur ». Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, ouvrant ainsi une perspective sur le travail de l’auteur, « ce n’est pas si important que ça, qu’une histoire soit vraie ou non. L’important, c’est qu’elle soit juste ». Le romancier est ainsi fondé à soutenir l’effort de l’historien : Alex Capus a bel et bien trouvé ses personnages en consultant les archives et non dans son imagination, mais le romancier entre en scène au moment où l’historien hésite, manque de matériau ou capitule : il lui revient de donner à Jakob et à Marie leur vie littéraire « juste », qui n’altère en rien celle qu’ils ont vraiment vécue.
L’histoire de Jakob et Marie, deux anonymes sortis de l’ombre grâce au seul flair d’Alex Capus, pourrait rejoindre celle de tous les amoureux célèbres, Héloïse et Abélard, Roméo et Juliette, Paul et Virginie. Comme dans tous les récits d’amour malheureux, le père de Marie, fermier aisé, s’oppose à son mariage avec Jakob parce que ce dernier est pauvre et orphelin. Mais ici, on évite le drame, et, au bout de dix ans d’attente et de patience obstinée, le roman d’amour connait enfin un happy end. Il faut d’abord que Jakob s’engage, comme le faisaient nombre de Suisses, dans une compagnie de mercenaires au service du roi de France, tandis que Marie attend tranquillement auprès de son père – et refuse tous les prétendants. Jakob devenu Jacques est cantonné à Cherbourg, il ne fait pas la guerre, il se hisse difficilement au grade de caporal. Et, comme ils ne savent pas écrire, ils n’échangent jamais de nouvelles, mais gardent une confiance inébranlable dans la promesse qu’ils se sont faite l’un à l’autre.
Jakob revient, il n’enlève pas Marie, il reprend du service en France, mais à Montreuil cette fois, près de Versailles, chez la princesse Élisabeth ; la jeune sœur du roi Louis XVI y a construit, en 1783, une petite ferme modèle, un paradis en miniature où les animaux sont aussi heureux que les hommes et les femmes qui y travaillent et que la princesse traite avec beaucoup d’humanité. Marie ne tarde pas à l’y rejoindre, et le bonheur est enfin là. On frôle l’idylle rousseauiste en fréquentant le monde de cette princesse attachante, la « Fifi Brindacier des Bourbons » connue aussi dans l’Histoire comme la « Bonne Dame de Montreuil », fantasque et rebelle, mais aussi dévote et dévouée à sa royale famille, qui finira guillotinée en 1794 – mais ceci est une autre histoire, puisque celle des Amants de Montreuil en France s’achève avec les journées d’octobre 1789 à Versailles.
La fin du XVIIIe siècle, que Max fait revivre pour sa compagne à travers les amours de Jakob et Marie, est riche à plus d’un titre. Non seulement parce que c’est celle de la « Grande Révolution », mais aussi parce qu’elle connait deux évènements d’importance auxquels Alex Capus consacre une grande place : le premier vol d’un ballon construit par les frères Montgolfier, et le premier accident écologique enregistré dans l’histoire récente de l’Europe.
Il semblait tellement merveilleux qu’un objet lourd pût voler, et même emporter des êtres vivants dans les airs, que les expériences des frères Montgolfier suscitèrent une véritable vogue et de nombreux émules. Même la jeune Marie (pourtant illettrée) apporte ici sa modeste contribution à l’amélioration du combustible utilisé pour le dirigeable. Quant à la catastrophe climatique, elle est due à un séisme en Islande qui se produisit dans la même année 1783 et entraina la formation d’un brouillard toxique sur une bonne partie du continent européen, avec d’innombrables pluies acides. La révolution politique ne fut donc pas seule à faire entrer le monde dans une ère nouvelle !
Dans sa traduction française souple et élégante, le roman d’Alex Capus se lit d’une traite. Nulle digression inutile pour détourner l’attention, et en même temps le jeu habile des deux récits permet de doubler la focale, de mettre à distance ou de rapprocher à volonté l’une et l’autre des deux histoires entrecroisées, celle d’hier et celle d’aujourd’hui, et d’en relativiser le temps. Dialogues savoureux et clins d’œil répétés au lecteur ne sont pas le moindre agrément de ce livre où la veine historique nourrit le roman d’aventures, et qui est aussi une belle histoire d’amour digne de la meilleure littérature populaire.