La nage en mer offre parfois au nageur une sorte de scène intime et burlesque où se jouent et se rejouent ses peurs. « Ma noyade » d’Éric Chevillard (publié en 2017 aux éditions Fata Morgana dans Détartre et désinfecte) invite à en explorer les effets de dédoublement.
Mais quel con ! Un nageur aussi piètre que moi, m’aventurer dans ce bouillon, par ce gros temps, avec ces vagues, alors que je sais bien que les courants sont traîtres à cet endroit. C’est l’anse la plus dangereuse de l’île, nul ne l’ignore, il y a eu des noyés déjà.
Déjà, d’autres noyés avant moi. C’est que je n’y arrive pas, je n’arrive pas à revenir, à regagner la plage, avec ma brasse de grenouille débutante, née de la dernière pluie. Nager vers l’horizon, c’était facile. J’ai progressé en natation, me suis-je dit. Mais quel con ! Le courant me portait, m’emportait, le courant déjà me traitait comme du bois d’épave, il m’entraînait vers le large, pour les requins, pour les congres plutôt, les congres m’auront dévoré bien avant que les requins ne s’invitent à ma table.
Pourtant, je ne m’éloigne plus de la plage. Mon effort pour revenir compense exactement la force contraire du courant. Je fais du surplace. Je m’épuise là, dans mon cercle d’eau, à trente mètres du bord. Je vois le petit tas de mes affaires, sur le sable, tranquille, avachi. Ma serviette en boule, mes espadrilles en éventail. Les vêtements du disparu. Ils vont retrouver ça. L’horreur. Et demain peut-être mon corps dans une crique.
À moins décidément que je ne coule à pic. Je suis un si piètre nageur. Je vise toujours plus ou moins le fond. Un pêcheur me remontera dans son filet. Il ne lira pas l’épouvante dans mon regard. Les crabes auront mangé mes yeux. Mais quel con, quel con ! Mais quel con ! Quel prétentieux ! C’est bien moi. Bientôt plus. Plus moi du tout. Cette mort comme un châtiment mérité. Désiré ? Rien à faire, je n’avance pas, je ne gagne pas un centimètre. J’ai mal aux bras, aux épaules, j’ai froid. Je ne tiendrai plus très longtemps.
Et personne sur la plage, par ce temps, bien sûr. Inutile de crier dans le grondement de la mer. Si je cesse un instant de nager pour reprendre des forces, le courant m’éloigne du rivage. Si je fais la planche, l’océan aura une bonne raison de plus de me traiter comme un débris, tout ce qui reste de mes fiers vaisseaux fracassés ! Un bois flotté ! Je vais finir en pied de lampe sur la table de chevet d’une artiste balnéaire. Ah, ça devient vraiment dur, ça tire. Fendre les flots, trente mètres de flots à fendre seulement, et je ne peux pas, quel freluquet, quel con !
Sauvé ! Deux silhouettes là-bas. Deux types qui descendent sur la plage. Je vais les appeler à l’aide. Il était temps, nom de Dieu. C’est parfait, ils se dirigent vers la mer. Ils ôtent leurs chaussures, ils font des revers à leurs pantalons. Ils veulent toucher l’eau, comme on dit, on dit de ces conneries.
Il y en a un des deux qu’il me semble connaître. Cet air accablé, cette moustache raide, ces cheveux assez longs, mais rares, de part et d’autre d’un crâne dégarni, j’ai déjà vu cette tête. Mais oui, c’est… ah ! Impossible de mettre un nom sur ce visage aux traits tirés. Il m’est familier et pour autant je ne vois pas le lien entre nous. Les deux hommes regardent dans ma direction, c’est le moment. Il faut que je leur fasse signe. Ils doivent penser que je nage tranquillement. Ils s’imaginent que je me baigne. Quels cons !
C’est un acteur, mais oui ! Voilà, je le reconnais. Un comédien assez célèbre quoique abonné plutôt aux seconds rôles. Je ne retrouve pas son nom, c’est énervant. Qui est-il ? Je ne connais que lui. Je l’ai vu mille fois au cinéma. En même temps, je suis incapable de citer un titre de film dans lequel il joue. Que c’est agaçant ! Que fait-il sur l’île ? Il doit être en vacances.
Ou en tournage. Mais je ne peux pas solliciter son aide. Ce serait ridicule. Si je l’appelle, d’ailleurs, il va me prendre pour un de ses admirateurs. Alors que, franchement, jusqu’à ce jour je n’avais seulement jamais fait le point sur lui. Puis son nom m’échappe. Mais si je crie, il va croire que je suis un de ces crampons qui cherchent toujours à se faire remarquer des célébrités, qui les importunent jusque sur les lieux de leurs villégiatures. Bon, c’est vrai que je me cramponnerais volontiers à lui, je suis à bout de forces. Vais-je me laisser mourir par amour-propre, par gêne, par honte, ou par crainte d’un malentendu, pour ne pas quémander le secours de ce type dont l’opinion sur ma personne m’indiffère absolument ? Comment s’appelle-t-il, j’ai son nom sur le bout de la langue.
Si je me noie, la mémoire me reviendra peut-être. Il paraît que… Quelle ironie ! Quel con ! Tant pis, je me retourne sur le dos. Je n’ai plus de bras. Je pars.
… et je fus emporté par la mer. Je ne dérivai pas longtemps. Bientôt je m’échouai sur les rochers qui affleuraient à la sortie de la crique. Et je pus rejoindre la plage à pied sec en longeant la falaise. Il n’y avait plus personne. Le lendemain, au café du port, mon frère me désigna un homme assis non loin de nous : – Tu as vu, c’est Patrick Chesnais. Le garçon justement déposait un café devant lui. Patrick Chesnais le porta à ses lèvres et, sans émotion, sans curiosité, je le regardai boire la tasse.