Si l’œuvre de Saint-Pol-Roux n’est pas aujourd’hui totalement oubliée, c’est en grande partie grâce à Gérard Macé, puis à Alistair Whyte et à Jacques Goorma qui apportèrent leur contribution à l’éditeur René Rougerie : ce dernier fit en effet paraitre au fil du temps pas moins de vingt-trois volumes, très largement composés d’inédits. Quatre ans après l’ouvrage de Bruno Geneste et Paul Sanda Saint-Pol-Roux. Le cosmographe des Confins, Ainsi parlait Saint-Pol-Roux devrait inciter les amoureux de la poésie à découvrir ou redécouvrir cet auteur trop méconnu qui participa à la naissance du symbolisme et fut salué en son temps par Paul Valéry, Max Jacob, Victor Segalen et André Breton, entre autres.
Jacques Goorma, Ainsi parlait Saint-Pol-Roux. Arfuyen, 176 p., 14 €
Mais qui est Saint-Pol-Roux ? De son vrai nom Paul-Pierre Roux, il nait à Marseille en 1861. Pensionnaire à l’Institution Notre-Dame des Minimes à Lyon, Il obtient son baccalauréat avant de venir à Paris pour des études de droit qu’il abandonne rapidement, préférant la vie de bohème des milieux littéraires et la fréquentation de Villiers de L’Isle-Adam et de Mallarmé qui, lors d’un banquet, l’appellera son « fils ». Ses premiers écrits, qu’il publie sous la signature de Paul Roux, sont des pièces de théâtre. Il est important de le souligner, car le théâtre – « Le Drame est l’expression capitale de la Poésie », écrivait-il – fut la préoccupation de toute sa vie, avec pour point culminant sa pièce La Dame à la Faulx, qui ne fut jamais représentée.
À partir de 1890, il prend définitivement le pseudonyme de Saint-Pol-Roux et collabore à de nombreuses revues, dont La Revue blanche et surtout le Mercure de France. Las de Paris, cette « Babylone moderne », et rencontrant des problèmes financiers, il s’installe en 1898 avec sa famille dans le Finistère, à Roscanvel d’abord, puis dans la maison de Boultous (qui deviendra le manoir de Cœcilian, prénom de son fils mort pour la France en 1915), à Camaret, près des alignements mégalithiques de Lagatjar. C’est là que la tragédie le rattrape, non au théâtre mais dans la vie même : en juin 1940, un soldat allemand ivre fait irruption dans le manoir, tue la servante, assomme le poète, blesse et viole sa fille Divine. Trois mois après le drame, revenant au manoir, il constate que tous ses manuscrits ont été déchirés ou brûlés. Il ne survivra pas à cette double épreuve et meurt, le 18 octobre 1940, à l’hôpital de Brest.
L’œuvre de Saint-Pol-Roux est insituable. On ne peut la rattacher au symbolisme que sur une courte période, à ses débuts dans la vie littéraire. Car il se montre toujours en décalage avec son époque : « je me sens le contemporain de gens à venir, c’est à eux que je parle », écrit-il dans une lettre à André Rolland de Renéville. Se faisant une haute idée de la littérature qu’il défend avec magnificence – il est d’ailleurs surnommé ou se fait appeler le « Magnifique » – et enthousiasme, considérant « l’Art comme un sacerdoce », il doit subir maintes critiques et moqueries auxquelles il répondra avec un humour cinglant par un poème en prose aux allures de pamphlet, « Air de trombone à coulisse ». Il est indéniable qu’il incarne avec faste l’esprit baroque par l’audace de ses images – par exemple, il désigne le chant du coq comme « un coquelicot sonore » – qui fait voler en éclats « les vieux clichés ».
L’imagination est donc l’une des clés, essentielle, de son œuvre, mais ce n’est pas la seule. S’il est un visionnaire, le « maître de l’image », il mène aussi toute une réflexion en avance sur son temps sur la poésie, adaptant le concept d’idéoréalisme de la philosophie allemande à la poésie. Si l’influence de Platon et de Plotin est déterminante chez Saint-Pol-Roux, il sait que le monde des idées et le monde des choses sont l’envers et l’endroit d’une même pièce, et il n’a de cesse de chercher des passages de l’un à l’autre – à l’affût des intersignes et des synchronicités –, de « dématérialiser le sensible pour pénétrer l’intelligible » et de cristalliser l’intelligible dans le sensible grâce aux cinq sens et au langage. Il a pu être reconnu comme un précurseur du surréalisme, mais avec une nuance qui mérite d’être soulignée : là où Breton se donne pour objectif d’exprimer « le fonctionnement réel de la pensée » dans une perspective humaine, « le Magnifique » a pour ambition de « possibiliser le divin », ce qui l’inscrit dans une démarche spirituelle, voire mystique.
Dans sa préface, Jacques Goorma, l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Saint-Pol-Roux, montre bien la volonté du poète de sacraliser les lieux, les choses et les animaux en les baptisant en quelque sorte d’un nouveau nom : « La chaumière de Roscanvel devient à la naissance de sa fille la “Chaumière de Divine”, le manoir de Boultous à la mort de son fils, tué à Verdun en mars 1915, “Le manoir de Cœcilian”. Les personnages de Camaret, le monde familier des animaux (avec la chèvre Espérance, les chattes Vagabonde et Ténèbres, les goélands Éole et Thalassa qui viennent se poser sur la tête de Divine), les rochers qui l’entourent et que le poète contemple depuis son “rêvoir” (une étroite plateforme encastrée dans les rochers et recouverte d’herbe rase et d’où, bravant le vertige, Saint-Pol-Roux contemplait l’immensité écumante autour des Tas de Pois), tous ces éléments sont revalorisés dans son monde, recréés dans le poème de sa vie ». Goorma nous présente l’homme tel qu’il fut, avec son côté solaire, sa parole ardente, ses affinités, ses rencontres et amitiés (Pierre Mac Orlan, Max Jacob, Victor Segalen, André Breton, Jean Moulin…), sa générosité, sa simplicité, son don de voyance, son humour, son goût de la solitude et son amour de la vie. Goorma apporte de précieux témoignages qui, en plus de son propre regard, viennent éclairer l’œuvre du « mage de Camaret ».
Le principe de la collection, « Ainsi parlait », dans laquelle a été publié ce livre est de donner à lire des fragments ou les aphorismes les plus représentatifs des œuvres des grands écrivains, philosophes ou spirituels de tous les temps, tels que Montaigne, Valéry, Proust, Flaubert, Hugo, Novalis, Pétrarque, Sénèque, Paracelse, Maître Eckhart… Dans cet esprit, Jacques Goorma nous permet de découvrir de manière synthétique l’œuvre de Saint-Pol-Roux et sa vision du monde. Le mieux est d’en citer quelques extraits :
« Ah ! l’homme, sa fatuité aveugle ! Il édifie des empires puis, les renverse et s’imagine de la sorte ébranler l’univers. On n’a rien vu. À peine les ébats d’un puceron sur l’infini de l’Espace et du Temps. »
« En vérité, je me sens le contemporain de gens à venir, c’est à eux que je parle, c’est pour eux que je pense. Ils ne sont pas encore vivants, je ne suis pas encore mort. Eux et moi sommes à naître. Ils me mettront au monde et je leur servirai de père. »
« Les pauvres seuls savent donner, ils ne donnent rien, mais c’est tout ce qu’ils ont. »
« Le jour fameux où la science aura capté l’énergie solaire – ce doit être d’une simplicité scandaleuse – nous maudirons les illustres inventeurs de lumignons et l’on ne manquera pas, je suppose, de pendre au plus haut réverbère quelque grand propriétaire de mine de charbons ou de puits de pétrole. »
« Le rictus est au sourire ce que l’épine est à la rose. »
Le site de la Société des amis de Saint-Pol-Roux est du plus grand intérêt pour découvrir ce poète, avec de nombreux documents, manuscrits, lettres envoyées et reçues.