Vif, brillant, élégant, tel est le Paul Morand que l’on aimerait retenir, et qui a écrit Bains de mer (1960) et des récits de voyages – Tendres stocks, Ouvert la nuit, Fermé la nuit, L’homme pressé.
On préfère ne pas relire France-la-doulce, et encore moins le Journal inutile (vraiment inutile), publié longtemps après la disparition de l’écrivain. Le rance et le moisi en imprègnent les pages. On oubliera plus encore sa correspondance avec Jacques Chardonne, autre esthète, brillant styliste, misanthrope, pour résumer le portrait. L’échange entre les deux hommes n’est pas des plus distingués. Décomplexé, dit-on aujourd’hui. Disons ignoble.
Mais on s’égare, et le Morand de ces Bains de mer est un voyageur qui explore la poésie, le temps et l’espace pour dire la diversité de ses bonheurs dans l’eau salée : « La seule unité de son propos sera la mer et la joie de s’y plonger comme plomb de sonde ; il se laissera conduire à sa plume vagabonde ainsi que le poisson au courant », écrit l’auteur, amateur d’onde et d’assonances.
Le texte est rempli de noms de lieux et de personnes, et tout commence par un poème balnéaire de 1922 faisant la liste des lieux dans lesquels Morand a déjà nagé, comme Key West, Royan ou Algésiras, « où la mer roule des dieux phéniciens », donnant plus à rêver que « Leith où il faut vraiment en avoir envie ». Morand est un symbole de ces années 1920 qui glorifient le corps et le sport. Il adore l’automobile et la vitesse qu’elle incarne. Il est contemporain des futuristes, il a dû admirer les toiles de Tamara de Lempicka et est lié d’amitié avec Jean Giraudoux, pour qui « le sport consiste à déléguer au corps quelques-unes des vertus les plus fortes de l’âme : l’énergie, l’audace, la patience. C’est le contraire de la maladie ». Il pratique la course, l’équitation. Le lien métaphorique nous arrête : « Il y a des vagues à l’encolure rouée, des vagues qui ruent, se cabrent, pointent, qui écument, qui s’emportent ou qui se ramassent, dures ou moelleuses à la main ».
Nager, et donc passer les journées d’été en ces lieux qu’il nommera dans la troisième partie, « Bains dans l’espace », c’est « le bonheur parfait ». Les vagues le portent, « vivante compagnie, ces charmantes ivrognesses nous lancent leur verre à la figure en tenant des propos incohérents ». Morand apprécie moins la montagne, « vagues qui ne retombent pas », qui « nous rappellent sans cesse leur âge », alors que la mer a « une turbulence enfantine ».
Il est vrai que l’époque est bénie : les plages des années dix du siècle dernier sont vides. Rares sont les amateurs, les esthètes ou les oisifs fortunés assez sportifs pour se jeter à l’eau. Notamment dans certains coins assez frais d’Écosse ou d’Irlande. Morand ignore la Scandinavie, laquelle, grâce au Gulf Stream, connaît des eaux moins froides.
Morand revient sur l’histoire des bains de mer, après avoir décrit les diverses nages, dont ce « trudgeon » arrivé d’Angleterre, qui suppose une bonne coordination du mouvement. Le crawl reste la référence et l’auteur de Lewis et Irène en parle dans ce roman, première rencontre « érotique et sportive » entre ces deux êtres. L’histoire, pour y revenir, commence dans l’Antiquité : « le premier océan du monde fut la Méditerranée ». Où l’on s’aperçoit que « l’insubmersible Ulysse ne se baigne que quand il fait naufrage » et que les Romains aiment nager. La preuve : Cicéron possède dix-neuf villas échelonnées de Rome à son bain de mer favori, à Baïes. Les stations balnéaires n’existent pas encore, mais les loisirs qui deviendront les nôtres sont déjà là. Et, malgré l’absence de toboggans géants ou de jeux de plage variés, on s’amuse bien.
Morand rappelle ce que le paysage marin suscite chez les peintres et les écrivains. De Guy de Maupassant aux « Jeunes filles en fleurs », d’Eugène Boudin à Claude Monet, on ne compte plus les œuvres qu’il fait naître. Et c’est encore compter sans la Côte d’Azur, Saint-Tropez et les autres lieux qu’il énumère dans la troisième partie de son ouvrage. C’est un florilège, du Portugal à la côte dalmate, de l’Italie à la Hollande, en passant par la Grèce. Les éditeurs de guides touristiques tiennent là un trésor, ou un index. Les agences de voyages peuvent afficher les offres en vitrine.
Encore que. Morand écrit vers 1960. L’Espagne et le Portugal, pays chers à son cœur, sont gouvernés par des dictateurs. Le tourisme de masse y nait tout juste et cela donnera la Costa Brava, avant que des Britanniques au goût discutable ne s’installent en masse dans les villes de l’Algarve (bien après la révolution des Œillets). Pour peu qu’on ignore la misère qui règne et la répression qui s’abat, Sitges ou Nazaré sont des paradis pour le baigneur. Mais tout change et déjà l’auteur voit vers Motril « les touristes des grands autocars européens » se donner rendez-vous. En Sardaigne, il goûte la tranquillité : « Et pas encore de ces villes éphémères en nylon qui sentent le pétrole, la mortadelle, et le reste. »
Peut-on tout à fait lui donner tort ? La mer, la plage, vivent les derniers temps heureux. Morand évoque la pollution, tout ce que nous connaissons et déplorons. Le paysage se dégrade, ou plutôt les humains le dégradent. L’écrivain sent la fin arriver : « Pays très divers mais avec une même toile de fond : la mer ; pas de bonheur sans elle ! À l’époque, j’étais presque seul dans une mer à moi ; c’est bien fini. »