Depuis la piscine dans laquelle barbote Luke Wilson dans Bottle Rocket (1994) jusqu’aux canaux d’Ennui-sur-Blasé dans The French Dispatch (2021), en passant bien sûr par le pseudo-Cousteau de La vie aquatique (2004), le cinéma de Wes Anderson ne manque pas d’eau. Pascal Engel nous fait plonger dans ses films, et les relie à la tradition stoïcienne.
Nager est une chose, plonger en est une autre. On peut aller à l’eau doucement, petit à petit (surtout quand elle est froide), ou bien plonger, et on peut plonger sans nager, en se jetant à l’eau, ce qui est souvent fatal, sauf quand on fait la plonge au restaurant, ce qui dit bien aussi qu’on n’est ni en salle ni en cuisine. Il est intéressant de noter que le profond film de Frank Perry adapté de la nouvelle de John Cheever The Swimmer, dans lequel Burt Lancaster nage de piscine en piscine dans une banlieue chic de la côte Est jusqu’à réaliser l’absurdité de sa vie, s’appelle en français Le plongeon, car l’histoire est bien celle d’un homme qui plonge et coule. Plonger peut être un exploit, pour Esther Williams ou pour les héros du Grand Bleu, ou un échec profond. Quand elle découvre que Léandre, qui nage chaque soir dans l’Hellespont et qu’elle attend avec un fanal, s’est noyé, Héro, prêtresse d’Aphrodite, plonge et le rejoint dans la mort (cur totiens a me, lente morator, abes ?, « Pourquoi tardif nageur, es-tu si souvent loin de moi ? », dit-elle dans les Héroïdes d’Ovide). Brian Jones, l’âme damnée des Rolling Stones, meurt d’avoir plongé dans sa piscine, tout comme le héros de Deep End de Jerzy Skolimowski (1970), et tant d’autres personnages au cinéma, comme celui plus récemment incarné par Sally Hawkins dans The Shape of Water de Guillermo tel Toro (2017), sorte de Belle et la Bête aquatique.
The Life Aquatic with Steve Zissou, de Wes Anderson (2004), n’est pas réellement La vie aquatique, mais la vie sur le mode aquatique. Le personnage principal, Steve Zissou, incarné par Bill Murray, est explicitement inspiré du commandant Cousteau. Avec son bateau Belafonte, réplique délirante de la Calypso, il se lance dans une expédition à la recherche du requin jaguar qui a avalé son ami Esteban pendant une plongée. À la suite d’une série d’épisodes loufoques, dont la rencontre avec un fils présumé (Owen Wilson) et une rivalité amoureuse au sujet d’une jolie journaliste (Cate Blanchett), des déboires avec ses financiers et avec sa femme (Angelica Huston), une attaque de pirates, il plonge avec tous ces protagonistes avec son bathyscaphe à la rencontre du requin, mais décide de ne pas le tuer en raison de sa beauté.
Comme dans tous les films d’Anderson, les allusions, les clins d’œil, les citations, littéraires ou filmiques, sont légion : à Moby-Dick, à L’Avventura d’Antonioni, à Pierrot le fou de Godard, à Jacques-Henri Lartigue, aux chansons de David Bowie chantées en portugais par un improbable guitariste brésilien pseudo Gilberto Gil embarqué, sans parler des citations empruntées aux autres films d’Anderson. À part le récit (assez cucul) du père Zissou qui retrouve et perd son prétendu fils, Ned, l’histoire n’a ni queue ni tête. On a l’impression qu’elle n’est là que pour servir de prétexte à des allusions mystérieuses, comme l’hippocampe arc-en-ciel dans un sac à poissons rouges, les crabes berlingot, les méduses lumineuses, ou l’attaque des pirates sur une île où trône un « Hotel Citroën », et surtout pour alimenter l’obsession d’Anderson pour les maquettes, comme celle du bateau de Zissou, avec ses dauphins albinos et son équipage absurde, composé d’étudiants de l’université du Nord Alaska et d’un maître de quart jaloux et amoureux du capitaine, incarné par un Willem Dafoe inspiré.
Le thème aquatique est fréquent chez Anderson : la piscine du motel dans Bottle Rocket, celle dans laquelle Bill Murray découragé prend son temps avec un verre de whisky pour plonger dans Rushmore, les bains de Sam et Suzie, et le flot de la tempête dans Moonrise Kingdom, le plongeon millimétré du neveu renardeau de Fantastic Mr. Fox, la salle de bain du Grand Budapest Hotel où l’écrivain pseudo zweigien rencontre le groom Zéro devenu vieux, la baignoire dans laquelle Margot Tenenbaum fume en cachette, et les canaux qui charrient des cadavres dans l’Angoulême imaginaire du French Dispatch. Dans La vie aquatique, on plonge beaucoup, comme Zissou dans un trou sur la banquise, mais Ned ne sait pas nager et tombe à l’eau en hélicoptère. À la fin, le bathyscaphe Deep Water emmène tous les protagonistes dans les profondeurs.
Les films de Wes Anderson sont tous des sortes de rébus ou de charades, souvent indéchiffrables derrière les parodies, clins d’œil, coq-à-l’âne et pure maestria technique de maquettiste, notamment dans les films d’animation comme L’île aux chiens. Mais, derrière des histoires assez bébêtes d’enfants à la recherche de leurs parents, construites comme des cartoons, il y a toujours un motif moral. Ici, qu’y a-t-il derrière cette parodie des films de Cousteau et de Moby-Dick ? La réponse tient largement au personnage de Bill Murray. Avec ses tenues ridicules (bonnet rouge, pyjama bleu) et ses allures désabusées du type prêt sans cesse à tout laisser tomber, il est l’incarnation du taedium vitae que décrit Sénèque dans son De tranquillitate animi, et que l’on retrouve chez les poètes de la Renaissance et dans le thème inépuisable de la mélancolie. C’est lui qui envahit le pauvre Ovide aux bords du pont Euxin dans ses Tristes et ses Pontiques. Rien n’est plus étranger aux plages d’aujourd’hui que ces bains tristes. Rien ne rappelle plus la vocation tragique de la mer Noire, que nous rappelle le destin de la Crimée, de la côte Sarmate et d’Odessa aujourd’hui. C’est lui qui saisit les romantiques, de l’ennui baudelairien à Oscar Wilde.
Nul mieux que Murray n’incarne ce dégoût d’exister, qu’on retrouve dans son personnage de Lost in Translation de Sofia Coppola. Dans la scène finale de The Life Aquatic, il plonge, avec ses comparses, au fond des mers parce qu’il cherche à échapper à ce monde pour rejoindre celui du silence. Le bon nageur se pâme dans l’onde et sillonne gaiement l’immensité profonde, mais le plongeur ne se pâme pas : il en a assez. Pour échapper au monde, les films d’Anderson nous donnent la recette, qui n’est pas différente de celle des stoïciens : construisez-vous vos refuges, même quand on vous les impose – maisons isolées et de poupées, petits théâtres, tentes d’Indien et terriers, hôtels en ruine, prisons et bateaux. Mais n’espérez pas non plus que vous y serez à l’abri du monde que vous vomissez.