Ulysse dans l’eau… c’est la mort qui le guette. Il y échappe, non grâce à la nage, mais grâce à un voile, selon une thématique qui parcourt l’Odyssée dans son ensemble.
Le chant V de l’Odyssée raconte le retour d’Ulysse de chez Calypso jusqu’à l’île des Phéaciens, très proche d’Ithaque, quoique située dans une sorte d’autre monde, comme était déjà l’île de Calypso. Ce retour est donc aussi un retour au monde humain. Une fois la décision prise par les dieux de laisser Ulysse effectuer ce retour, et leur message transmis par Hermès à la nymphe, il convenait d’organiser le départ du héros. Pour lui, cela consista principalement à construire en quelques jours un petit navire équipé d’un gaillard et d’une barre de gouvernail, et aussi muni d’un mât et d’une voile. Dix-sept jours durant et sans que jamais le sommeil le prenne, Ulysse navigue droit devant lui, avec la Grande Ourse à main gauche. Si Homère évoque la Grande Ourse par synecdoque pour l’étoile polaire, la route suivie va plein est. Le dix-huitième jour, Ulysse aperçoit la Phéacie et ses sombres forêts. Il est donc presque arrivé. À ce moment, Poséidon, de retour d’Afrique et regardant la situation depuis le mont Solyme (qui n’est pas à Jérusalem !), comprend que son vieil ennemi est en train de réussir son retour dans de bonnes conditions. Le dieu déclenche alors une tempête durant laquelle les vents soufflent en même temps depuis les quatre points cardinaux.
Avec une éventuelle noyade, le marin redoute un sort plus cruel que s’il était mort sur la terre ferme, face à Troie, car il aurait eu alors les honneurs funèbres et l’on eût chanté sa gloire. À ce moment, une grosse vague le projette dans la mer en furie et brise son navire. Il se retrouve la tête dans l’eau, qu’il avale en quantité, sans pouvoir émerger à cause du poids de ses vêtements détrempés. Son souci est de rattraper ce qu’il peut de ce qui reste de son radeau. Il est alors poussé, de-ci de-là, par les quatre vents qui le poussent chacun dans sa direction. À ce moment, une déesse, Leucothéa, prend pitié de lui et lui offre un moyen sûr d’assurer sa survie : un voile (chant V, v. 184).
On peut imaginer que ce voile (κρήδεμνον, krèdemnon) a une forme de mantille qui pend des deux côtés du visage sur lequel il peut être ramené. Il est dit au chant I de l’Odyssée (v. 334) que Pénélope l’a « ramené sur ses deux joues ». Dans l’Iliade (XIV, 184), Héra se pare d’un tel voile pour séduire Zeus et l’endormir. Elle s’en « couvre » (καλύπτειν, calyptein). Le même verbe calyptein est employé ici. En confiant ce voile à Ulysse, Leucothéa lui donne pour instruction de nager ferme en l’étendant sur sa poitrine. Ce voile est « immortel » (ἄμβροτον, ambroton) en ce qu’il provient d’une divinité et aussi qu’il protège de la mort. Après quoi la déesse replonge dans la mer qui la « recouvre » (καλύπτειν, calyptein, v. 353).
Ulysse n’a pas confiance en cette promesse de salut et il préfère rester accroché à ce qui reste de son radeau aussi longtemps que celui-ci résistera. Même protégé par ce voile, il ne se résoudra à nager que lorsqu’il ne pourra plus faire autrement, ce qui ne manque pas de se produire bientôt. À ce moment, il se découvre des vêtements donnés par Calypso (καλυψώ), la « couverte », la voilée. Puis il se couvre la poitrine du voile immortel et se jette à l’eau : « Il plonge, tête en avant, les deux mains ouvertes et se met à nager ». Poséidon peut s’en aller, rassuré : Ulysse n’a aucune chance de survie.
Il nage pourtant, deux jours et deux nuits. Au matin du troisième jour, il est tout proche de la côte mais la violence des flots heurtant les rochers coupants de la côte lui rend inaccessible la terre ferme. Un nouveau coup de mer le projette contre le roc auquel il s’agrippe en s’écorchant les doigts. Puis un violent ressac le remporte vers le large et le flot le recouvre (v. 435 : καλύπτειν, calyptein). Athéna décide alors de l’aider et il peut se remettre à nager en quête d’une grève accessible. Lorsqu’enfin il accoste, il se débarrasse du voile de Leucothéa et le renvoie à la mer comme la déesse le lui avait demandé, et celle-ci le recueille. Ulysse peut alors songer au repos. Il se fait un lit de feuilles mortes dont il se couvre (v. 491 : καλύπτειν, calyptein). Athéna peut lui fermer les paupières – et c’est cette fois le verbe ἀμφικαλύπτειν (amphicalyptein) qui s’emploie aussi à propos du « voile de la mort » (Iliade, XVI, v. 350) et, plus généralement, de tout ce qui peut cacher en recouvrant.
Toute cette scène de la natation d’Ulysse est donc marquée par ce voile salvateur qui, porté autour de sa poitrine, va lui éviter d’être recouvert par la vague, ou du moins d’y disparaître. Il ne se jette à l’eau que muni de ce voile, comme s’il en avait absolument besoin pour nager, c’est-à-dire pour n’être pas entièrement recouvert par l’eau. Quand il parvient à terre, il se fait une couverture de feuilles et le voile du sommeil le couvre.
Dans ce bref passage (moins de deux cents vers du chant V) apparaît en filigrane un thème qui court tout au long de l’Odyssée : l’alternance couverture/dé-couverte. Le voyage qu’Ulysse raconte aux Phéaciens peut être entendu comme une découverte de la Méditerranée. Mais toute la deuxième moitié de l’épopée, qui narre son retour à Ithaque, est marquée par sa peur d’être découvert et donc assassiné par les prétendants qui font le siège de Pénélope. Il se couvre donc d’un voile qui le cache d’abord aux Phéaciens à qui il craint de découvrir son identité, puis à ses serviteurs fidèles dans son île, puis à sa femme elle-même, qui ne le reconnaît pas sous son voile. Il ne se découvrira qu’à l’extrême fin. Le livre avait commencé chez Calypso, la Couverte, qu’il s’agissait de quitter. S’éloigner de la Couverte était une dé-couverte. Tous ces voyages qui ont assuré sa mémoire, Ulysse n’a pas souhaité les accomplir. Il n’était pas parti à la découverte du monde, il la fit en quelque sorte malgré lui, de voile en dévoilement. Le petit épisode de sa nage d’approche est un condensé de cette thématique.