António Lobo Antunes est assurément l’un des écrivains les plus extraordinaires de notre temps. Se plonger dans La dernière porte avant la nuit, faux roman policier qui confine à la fresque existentielle, revient à faire l’expérience d’une langue prodigieuse qui nous habite pour toujours.
António Lobo Antunes, La dernière porte avant la nuit. Trad. du portugais par Dominique Nédellec. Christian Bourgois, 464 p., 23,50 €
Avant toute chose, on lit António Lobo Antunes comme aucun autre écrivain. Sa prose, à la fois compacte et déstructurée, oblige à trouver un tempo unique, intérieur, intime. On s’y plonge, on s’y débat, on s’y acclimate. Et finalement, elle nous hante. C’est exactement ça : la langue de l’écrivain, après nous avoir semblé impénétrable, ardue, presque inaccessible, s’incorpore à notre esprit, en détourne le cours habituel. Et on ne peut se défaire de ce sentiment rare en littérature de vivre avec la voix de quelqu’un d’autre en soi. Il y a William Faulkner, bien sûr, João Guimarães Rosa, Arno Schmidt, Juan Benet ou Claude Simon, qui, comme lui, ont créé des corpus, des langages, trouvé des timbres, des formes qui bouleversent radicalement notre manière de lire, d’envisager un texte, d’exister en son dedans en quelque sorte. Et, depuis plus de quarante ans, Lobo Antunes affine, travaille, bouleverse notre manière de lire, de plonger dans un récit, d’entendre des voix. Il nous fait reconnaître, dans le dédale de la langue d’êtres fictifs, la complexité de nos existences, ce qui les trouble, les défait toujours. On y découvre nos fantômes, nos contradictions, nos manques, on y perçoit le trouble qu’il y a à vivre tout simplement. Mais surtout on se confronte à une langue, à un usage de la langue, qui refuse l’univocité et ne peut se comprendre que dans l’expérience de sa matière propre, dans son épaisseur, dans sa durée, dans le temps impossible auquel elle oblige.
Lire Lobo Antunes n’est pas aisé. On doit faire un effort, accepter de ne pas saisir immédiatement les discours qui se présentent, d’être dérouté par un langage qui, au premier abord, semble impénétrable, désordonné, incohérent presque. Car la prose de Lobo Antunes déborde, telle une plante grimpante invasive, se recouvre elle-même, toujours en expansion. On y entend le présent d’une énonciation, des récits qui se nourrissent du réel le plus commun, et le passé qui vient s’y surimprimer, non pas dans une forme de coexistence ou de confrontation, mais de manière simultanée, comme si le temps s’abolissait en grande partie dans la profération du texte. António Lobo Antunes écrit ainsi de longues séquences narratives, formes verbales grammaticalement continues, qui s’entrecoupent de dialogues, de phrases, de mots, de parenthèses, qui s’interjettent dans son cours, le scandent, le modifient en permanence. Et c’est là que réside le génie difficile de l’écrivain : dans cette manière d’annuler son discours en le prolongeant, de transmuer l’allongement du récit continu, enivrant, dans lequel on s’égare, en une série d’éclats, de discours qui se distribuent entre des locuteurs divers, difficiles parfois à identifier, et plus encore en les inscrivant dans des temporalités différentes.
Sa langue réussit le prodige d’exprimer en même temps le malaise d’être dans le monde, de dire le monde, de raconter sa vie, de confier ses sentiments, et la multitude d’échos anciens qui viennent s’interposer entre la pensée et le réel, ce qui reste du temps passé dans le cours du présent, ce que les personnages des romans peuvent en dire. C’est une écriture du temps, des temps successifs qui se combinent, se chevauchent, une écriture qui exprime la durée du temps, de ce qui revient, de ce qui résiste. Elle apparait à la fois extraordinairement composée – comme de la musique ou une toile cubiste – et prodigieusement intuitive. On y est tout autant du côté d’une conception narrative virtuose que d’une empathie immédiate. Car ce que raconte Lobo Antunes, et qui est finalement souvent assez simple, courant, tristement banal, profondément humain, se complique de la difficulté de tout dire en même temps, de créer cette prose simultanée – éclatée et paradoxalement continue – qui désoriente dans un premier temps pour finalement faire corps, étrangement, dans l’esprit du lecteur.
Car, lorsqu’on a dépassé l’inconfort de l’incompréhension de départ, on ne peut que rester estomaqué quand tout se met en place sans qu’on comprenne bien comment, quand le récit s’éclaire, trouve une limpidité extraordinaire qui saisit la complexité des êtres fantomatiques qui paraissent errer dans les romans de Lobo Antunes. C’est comme si un écrivain nous disait tout de ses personnages en les opacifiant, comme si, en nous noyant dans le désordre de leurs discours et de leurs psychés, en faisant s’équivaloir les époques, les voix, les récits, il faisait percevoir une forme de totalité que le caractère ardu de sa prose rend seule possible. Cela relève bien souvent du prodige, d’une sorte de magie verbale, d’extase douloureuse.
Son nouveau livre, La dernière porte avant la nuit, poursuit le mouvement expérimental de décomposition des discours, cette forme chorale, habitée de refrains et d’antiennes, de répétitions et de reprises qui frôlent la déraison, qu’il a entrepris depuis La splendeur du Portugal. Comme bien souvent, l’écrivain part de pas grand-chose, d’une trame très simple, d’un détail, d’une observation ou d’un détail anodin. C’est que l’écrivain se nourrit de ce qu’il voit, observe, fréquente. Qu’il parte du suicide d’une adolescente (la fille d’amis) pour en faire la figure du superbe Je ne t’ai pas vu hier dans Babylone, ou d’un fait divers sordide pour composer Mon nom est légion, qu’il se nourrisse du contexte politique comme dans le Traité des passions de l’âme, de misérables disputes familiales dans La nébuleuse de l’insomnie, de la maladie dans Pour celle qui est assise dans le noir à m’attendre, ou des guerres coloniales traumatiques des années 1970 dans Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau, l’écrivain tisse à partir d’un prétexte initial une trame narrative d’une complexité ahurissante, proprement vertigineuse.
Ici, cinq hommes – deux collecteurs de dettes, un herboriste, un avocat et son frère – en enlèvent un autre pour le spolier, le tuent et le dissolvent dans un baril d’acide… Convaincus d’avoir commis le crime parfait – « sans corps il n’y a pas de crime », se rappellent-ils sans cesse –, ils retournent à l’ennui de leur vie, en attendant de se partager les profits du meurtre, ressassant leurs passés, leurs déceptions, leurs douleurs, et craignant d’être finalement arrêtés par la police. À partir de cette trame qui rappelle les romans noirs les plus classiques, Lobo Antunes explore l’entrelacs de vies manquées, comme en sursis. Il fouille la psychologie d’hommes seuls, comme au bord de leur propre vie, observateurs impuissants de leurs échecs, du vide de leur existence. Il transmue le récit d’un fait divers assez sordide et minable en une exploration de consciences brisées par la culpabilité ou le déni, s’attache à décomposer une masculinité toxique qui infériorise les femmes et les idéalise en même temps, à analyser la place du désir, les projections fantasmatiques ou les traumatismes de l’enfance qui empêchent de vivre vraiment.
Tout dans le roman parait en suspens, comme pris dans l’urgence des sentiments et de la peur qui taraudent les personnages. C’est peut-être pourquoi les séquences du récit sont plus brèves que dans les quelque douze derniers romans de Lobo Antunes, passant d’une trentaine à une quinzaine de pages (on nous indique d’ailleurs le point de vue adopté dans chacun des vingt-cinq chapitres, ce qui n’est pas très utile), comme si quelque chose s’y accélérait soudain. C’est que la vie de ces hommes est autant la leur propre que celle d’une communauté impossible, brisée, anéantie. Leurs passés, dont on découvre peu à peu les liens et les non-dits, se font écho, se reprennent, revenant toujours à des scènes traumatiques – l’enlèvement avec la petite fille qu’on abandonne et la destruction du corps et l’acide qui bouillonne dans la rivière – qui paraissent nouer quelque chose de notre inhumanité, rendant préhensible l’horreur de ce que l’on peut commettre sans véritable raison. La dernière porte avant la nuit est le récit d’une culpabilité qui ne trouve pas d’exutoire, d’une destruction progressive du présent qui oblige à se baigner dans le passé, comme si tout était condamné à y être reconduit, repris, répété, jusqu’à l’expiation. Le roman est traversé d’images bouleversantes qui reviennent sans fin – un homme qui part sous une ombrelle avec une femme, des jeunes filles dans la cour d’un lycée, des oiseaux de nuit qui traversent des ciels obscurs, une lune qui mange le monde, des trains qui passent dans l’obscurité ou des autos qui filent sur des routes qui ne mènent vraiment nulle part – et ne fait que dire qu’on ne sort pas du passé, que tout revient à l’enfance, à ce qui s’y perd irrémédiablement, à ce que les hommes passent leur vie à chercher sans fin…
On entendra dans ce roman du crime, de la faute, du remords, l’éternel retour vers les origines, vers les scènes fondatrices, la place de l’homme et de la femme dans nos imaginaires, l’annihilation des personnalités que rien ne vient empêcher vraiment, une sorte de requiem très sombre, très triste. Mais, surtout, ce faux roman policier (on pense parfois à la subversion du genre par Robbe-Grillet) permet de faire une expérience – toujours à la fois sensorielle et intellectuelle – plus aisée de l’univers de Lobo Antunes, de se frotter à son écriture, à sa forme étonnamment fluide en même temps qu’empêchée, à sa beauté fascinante et dangereuse, comme en franchissant La dernière porte avant la nuit pour pénétrer dans la langue ogresque de l’un des immenses écrivains de notre époque.