Staline, ennemi des enfants

On sait combien les enfants, et particulièrement les adolescents, supportent mal l’injustice et le mensonge. Dans la Russie soviétique, on leur enseignait très tôt des valeurs avec lesquelles la pratique du pouvoir se révélait en totale contradiction. En bande ou en petit groupe, mais aussi seuls, ils contestèrent violemment le régime dès les années 1930 et jusqu’à la mort de Staline. C’est ce dont témoignent de façon étonnamment riche et précise les archives de la période soviétique que les historiens russes ne cessent d’explorer et sur lesquelles s’appuie Jean-Jacques Marie.


Jean-Jacques Marie, Des gamins contre Staline. Don Quichotte/Seuil, 304 p., 20 €


Quoique parfois très jeunes, ils sont considérés comme dangereux par le pouvoir. Ils se disent souvent « léninistes » et considèrent que la révolution leur a été volée. Sans aucune considération pour leur âge, le pouvoir les réprima comme il se devait. Pour preuve de la peur et de l’absence totale d’indulgence que ces enfants inspirèrent, ce décret d’avril 1935 qui prévoyait la peine de mort dès l’âge de douze ans… La même année, Romain Rolland s’émeut, lors d’une rencontre avec Staline, d’une telle mesure qui ne pourra que choquer l’opinion publique occidentale. Comme il « négocie » également la libération de Victor Serge, cet écrivain révolutionnaire proche de Trotski interné dans un camp en Sibérie, Romain Rolland aurait, selon Jean-Jacques Marie, « cédé » sur les enfants – Staline lui ayant certifié que la peine de mort ne serait jamais appliquée – pour gagner sur Victor Serge, lequel fut bel et bien libéré.

L’ambassadeur des États-Unis à Moscou, Joseph Davies, ne voit rien de grave de son côté dans un tel décret. Il faut dire qu’il défendra même les procès de Moscou (1936-1938). Staline aime les enfants, c’est bien connu, n’est-ce-pas ? Son amour pour eux sera immortalisé par la célèbre photo prise en janvier 1937 où il prend dans ses bras la fille du chef de la délégation de la République bouriate-mongole. Ce que l’on sait moins, c’est que les parents de la fillette disparurent quelques années plus tard, accusés d’espionnage. Il était alors difficile d’effacer la photo… Elle avait déjà fait le tour du monde.

Des gamins contre Staline, de Jean-Jacques Marie

Dix ou vingt ans après la révolution, les enfants qui font l’objet de cette étude ne sont plus des « bezprizorniki », ces orphelins abandonnés dans les rues au lendemain de la guerre civile qui n’avaient comme moyens de survie que le vol et l’agression. Ces presque enfants dont avait peur le régime avaient été scolarisés et n’arrivaient pas à faire correspondre la réalité avec la propagande. Âgée de quinze ans, Anna Khrabrova est arrêtée deux jours après avoir envoyé un poème à Staline dans lequel elle évoque la faim qui ravage le pays depuis le début des années 1930. Un étudiant qui écrivit (sous anonymat) « Une matinée de Joseph Staline », sorte de lettre largement distribuée sous le manteau dans laquelle il dénonçait un « État bureaucratique [devenu] toujours plus étranger et hostile au peuple », subit le même sort. Selon le NKVD, ancêtre du KGB, quatre gamins de neuf à dix ans auraient créé dès 1937 une organisation menaçant le régime, se donnant le nom des « Quatre Matous ».

Ces « Quatre Matous » furent condamnés à huit et dix ans de camp. Se sachant détestés, les hommes du pouvoir flairent le complot partout, l’inventent s’il le faut tant ils ont peur du peuple, même si jeune ! On condamne à tour de bras et à toute allure. À certains moments, l’appareil judiciaire n’aurait disposé que d’une minute par dossier, selon l’aveu même du procureur général, le redoutable Vychinski, qui finit par s’en inquiéter auprès du chef du NKVD, le nom moins redoutable Beria, dans une note en date du 31 mai 1938. À ce rythme, disait-il, on risquait de commettre des erreurs… On en arrive à se demander s’il ne s’agit pas d’une blague, mais ce serait sous-estimer la peur bien réelle des hommes au pouvoir.

Élevés dans le culte primitif du chef, les écoliers deviennent de simples jouets de propagande et ont du mal à « se libérer de toute cette construction pseudo-idéologique qui repose sur le culte de Staline et la dénonciation ». L’histoire du petit Pavel Morozov, érigé en héros pour avoir dénoncé son père, a été construite de toutes pièces – si ce n’est que l’enfant avait effectivement dénoncé son père comme on lui disait de le faire, récitant une leçon bien apprise, mais sans comprendre le sens et encore moins les conséquences de tout cela. Le père exécuté, Pavel sera assassiné avec son frère peu après, par vengeance familiale, laisse-t-on entendre, ce qui fera de lui un héros parfait. L’Occident s’en servira comme repoussoir d’un socialisme où les enfants dénoncent les pères. Mais, en Union soviétique, l’image paternelle et paternaliste de Staline crève alors les écrans.

En mai 1940, le NKVD arrête neuf écoliers, âgés de quatorze à dix-sept ans qui avaient écrit une lettre à Staline dans laquelle ils critiquaient l’envoi de blé en Allemagne nazie alors que les Soviétiques souffraient de la faim. Tous seront condamnés à dix ans de camp dans la Kolyma, où ils mourront, à l’exception d’un seul. Pour découvrir les auteurs des lettres, tracts ou affiches, la police politique organise des dictées parmi les écoliers… Les étudiants, bien sûr, sont visés au premier chef. Un seul mot prononcé trop fort, un seul vers d’un poème « subversif » déclamé trop haut, les enverront au goulag. Il y a quantité d’exemples de vies gâchées dans cet ouvrage fondé sur les archives soviétiques. Les vies de ceux qui avaient pris au pied de la lettre le programme révolutionnaire. Un programme qu’ils brandissent et ne remettent pas en cause. Il faut avoir le cœur bien accroché pour lire ces témoignages et la répression dont ces enfants ont été victimes. La violence de la répression traduit surtout la peur que le peuple inspire. Contrairement à ce qui put être écrit, ce peuple ne fut pas indistinctement amorphe et discipliné. Comme le note Jean-Jacques Marie citant un officier de la Stasi en Allemagne de l’Est : « la Stasi avait plus peur du peuple que l’inverse ». Dès lors, le régime ne pouvait plus tenir que par la terreur.

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