Les objets du passé

Dans Dora Bruder, Modiano raconte l’effet étrange que produisent les images de Premier rendez-vous, une bluette de 1941 mettant en scène une jeune fugueuse, version légère de ce que vit alors Dora, la jeune rebelle bientôt prise au piège. Le film lui semble « imprégné du regard des spectateurs du Temps de l’Occupation ». Émule de Lang et d’Hitchcock, Jérôme Prieur conçoit ses documentaires en prenant en compte ce regard du spectateur, comme le montre aussi Les suppliques. De ce travail sur la manière dont on retrouve le passé, il s’explique en compagnie de Laurent Olivier dans Où est passé le passé, une correspondance au sous-titre éclairant : Traces, archives, images.


Laurent Olivier et Jérôme Prieur, Où est passé le passé. Traces, archives, images. La Bibliothèque, coll. « Les billets de la bibliothèque », 160 p., 14 €

Jérôme Prieur, Les suppliques. En replay jusqu’au 8 novembre 2022 sur france.tv


Les deux hommes s’écrivent ; ce que l’on perd en spontanéité, on le gagne en rigueur. Laurent Olivier est archéologue. Dès son jeune âge, il est « entré » en chantier dans l’est de la France, devenant un spécialiste du monde gaulois. Il a aussi publié un livre sur le massacre des Indiens à Wounded Knee. Dans les deux cas, ses objets d’étude faisaient sourire. On les considérait tout au mieux comme des « souvenirs folkloriques ». Jérôme Prieur a réalisé de nombreux films, dont Corpus Christi et Le Journal d’Hélène Berr. Les suppliques part des lettres que les familles juives envoyaient au maréchal Pétain. Elles lui demandaient d’intercéder pour un père interné, pour récupérer un bien confisqué, pour le droit d’exercer son activité de chirurgien ou de marchande des quatre saisons. La réponse, toujours négative, venait du Commissariat général aux questions juives. En contrepoint de ces lettres, on voit des images d’actualité : des enfants écrivent au vieillard, il leur répond, les reçoit avec générosité et bienveillance.

Où est passé le passé, de Laurent Olivier et Jérôme Prieur

Un fonctionnaire des Archives nationales réhabilite un document (1940) © US National Archives (Domaine public)

Le cinéaste a travaillé avec Laurent Joly. Mais Prieur n’illustre pas le propos de l’historien, et son travail sur l’image, notamment fixe, n’a pas pour fonction d’accompagner un commentaire. Ce à l’opposé d’une conception aujourd’hui dominante dans le documentaire historique. Lequel ne questionne pas les images : on se contente trop souvent de les coloriser, voire de les sonoriser, et d’ajouter les effets dramatiques d’une bande musicale, sans pour autant que l’émotion puisse naitre. Or, pour résumer Prieur, « ce qu’on cherche, ça n’est pas de l’ordre de l’évènement : c’est le parfum du passé qui flotte encore ». Pour lui, il ne s’agit pas de retrouver le passé mais « sa présence dans quelque chose ». Olivier et Prieur sont des chiffonniers, ainsi que Baudelaire puis Walter Benjamin les appelleraient : ils quêtent parmi les restes, pour rendre aux objets passés l’énergie dont ils étaient porteurs.

Mais comment retrouver le passé ? L’archéologue et le cinéaste ont des verbes en commun. Laurent Olivier « scrute » le sol, Jérôme Prieur procède de même avec les images et les textes en quête du « non-visible, de l’inaccessible ». Tous deux cherchent l’imprévu, le détail qui détonne, l’acte manqué. Ainsi, à propos du film sur l’Allemagne sous le nazisme, Prieur puise dans les films d’amateurs afin de retrouver ce que les êtres filmés ne savent pas qu’ils montrent. Parfois, il reprend le film de propagande qui peut trahir ses concepteurs : lors des Jeux olympiques, de jeunes Allemands font le salut nazi. Certains ont le geste sûr, d’autres hésitent. Contre la reconstitution chronologique, qui met à distance ceux que l’on voit en « bêtes de cirque, monstres ou idiots », alors que nous saurions tout, il attend « au contraire, que le passé nous atteigne, nous inquiète. Le passé ne doit pas rester dans le passé, il doit nous regarder. Au présent ».

Et puis quelles images avons-nous gardées ? Celles qui compteraient n’existent pas. Pas plus pour l’archéologue que pour le cinéaste. Parce que l’évènement n’est pas celui qu’on croit. Il est moins dans ce que l’on montre ou proclame que dans ce que l’on cache ou néglige. Filmer selon Prieur tient en quelques verbes : « Je montre, je cache, j’efface, je déplace. » Ce dernier verbe est d’importance. Le montage est le moment clé dans l’élaboration. Des films sans prétention montrant des baigneuses nues au bord d’un lac ou un train de vacanciers renvoient à d’autres images que l’on ne verra jamais : « Imaginer un film pour moi, c’est d’abord faire un état des lieux, dresser l’inventaire des traces : des lieux, des objets, des archives, mais aussi des échos, des métaphores, des métonymies ».

Où est passé le passé, de Laurent Olivier et Jérôme Prieur

Autre point commun, l’archéologue et le documentariste confrontent des points de vue. À propos des Indiens qu’il interroge, Laurent Olivier parle de « déposition ». C’est l’ensemble contradictoire des récits qui rend ce qui s’est passé. Dans Corpus Christi, Jérôme Prieur confronte les points de vue de théologiens, montrant ainsi que « les évangiles ne se complètent pas […], ils se contestent ». Tous deux partent aussi des clichés autrement appelés, et ce n’est pas indifférent, « lieux communs ». Ces derniers font lien et sens. Une peinture de Lionel Royer, Vercingétorix jetant ses armes aux pieds de César, permet de comprendre pourquoi les Romains et les Grecs tenaient les Celtes pour des ignares. Or, nous avons longtemps tenu notre savoir de ces seuls conquérants ou colonisateurs.

Comme Hitchcock, Prieur débute avec le cliché. Mais son moteur est l’objet-charnière : « Il est indispensable que quelque chose du passé y soit non seulement contenu aujourd’hui même, mais y soit demeuré intact, qu’un fragment du passé, aussi minime soit-il, demeure présent, au présent. Cette magie, employons le mot, est vitale ». Il le découvre enfant, rue Saint-Paul, avec les plaques de verre laissées dans un appartement par un ancien correspondant de guerre. Les objets communiquent avec ou pour lui.

Filmant l’immeuble de l’avenue Élisée-Reclus dans lequel Hélène Berr a vécu, Prieur est face au seul présent. Selon sa formule, « les fantômes sont tenus à distance ». À travers d’infimes détails, les poignées de portes ou de fenêtres, les vitraux dans l’escalier, l’ascenseur d’origine, il parvient à rendre ce qu’Hélène a vu, senti, perçu, il préserve « le texte, les mots et la langue » de la diariste morte à Bergen-Belsen. Toujours la question du point de vue, cruciale. Cette importance du détail sensible comme révélateur d’un tout n’est pas sans rappeler les textes de Marcel Cohen, et en particulier Sur la scène intérieure : un violon aux cordes abimées, un coquetier ou un autre objet photographié font écho aux biographies familiales et rendent des présences.

Le passé a besoin d’être « reconnu » par le présent pour être tiré de l’oubli, écrivait en substance Walter Benjamin, référence commune à Olivier et à Prieur. Leurs œuvres en gardent le projet.

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