Le 27 juillet 2022, Shoshana Rappaport-Jaccottet a terminé sa vie. Elle est morte à Genève après avoir lutté pied à pied avec une maladie qu’elle voulait vaincre. L’énergie et la fantaisie qui l’animaient en tout, elles, ne vont pas s’éteindre. On la lit dans ses livres et dans tous les articles qu’elle a écrits ces dernières années pour La Nouvelle Quinzaine littéraire et pour En attendant Nadeau.
« La vie s’éloigne, mais elle revient. » Cette phrase, cueillie par Shoshana chez J.B. Pontalis, pourrait être la devise de son rapport à la littérature et du jeu de la bobine qu’elle a pratiqué avec elle. Les textes qu’elle aime expriment l’inquiétude d’exister, l’absence ou le chagrin, mais ils ont aussi le pouvoir de les conjurer, par le souvenir, par l’invention d’une langue relevant les morts.
Shoshana prenait des notes, beaucoup de notes, sur des petits carnets Clairefontaine verts, orange ou bleus, qu’elle remplissait à l’envers, trouvant ainsi son « endroit ». Elle lisait le crayon à la main et rendait inséparables la lecture et l’écriture qui à leur tour prolongeaient sa vie. Au don que lui faisait la littérature, elle répondait par le contre-don d’une lecture-écriture profondément empathique. Rien de ce qu’elle écrivait, elle n’aurait pu se l’appliquer à elle-même : non par projection abusive ou appropriation, mais par un mouvement de compréhension de l’autre comme soi et de soi comme autre. Comme elle le dit à propos de Marcel Cohen : « Lire, écrire, n’est-ce pas emprunter à d’autres ce qui aurait pu nous appartenir ? N’est-ce pas pratiquer, peu ou prou, un droit d’inventaire liminaire – dans cette silencieuse demeure de demi-jour –, aussi fugace ou timide fût-il, qui nous offre, ou nous autorise, à nous lecteurs, une possible passation de pouvoir, bien que nous nous sentions de parfaits usurpateurs ? » L’étrange familiarité ressentie à la lecture de certains livres en fait une terre où nous pouvons migrer, tout en partageant une condition d’étrangers, d’exilés. Toutes les vies sont possibles et il y a plusieurs vies.
Chaque phrase est pesée, allégée de ce qui l’encombre. Shoshana fait de la critique en écrivain, de façon exigeante et mesurée, au sens musical du terme. Chacun de ses écrits est travaillé en vue de « gagner en densité élaborée », comme elle l’écrit dans Milonga, un livre publié aux éditions Le Bruit du temps, en 2013 ; c’est-à-dire en intensité, en beauté vibrante et en simplicité. Elle a été une autrice rare, mais chacun de ses textes est d’une grande beauté, des « Nouvelles brèves » publiées dans le Nouveau Recueil ou sur Remue.net, aux essais sur la littérature donnés à La Nouvelle Revue française, au work in progress « Commerce du langage », dont des extraits ont été publiés dans Po&sie, à Léger mieux (Le Bruit du temps, 2019).
Un « léger mieux », c’est sans doute ce qu’elle attendait chaque jour en continuant d’avancer ces dernières années, malgré la maladie. C’est aussi une sensibilité extrême qui résiste au désespoir et qui permet d’apercevoir, derrière la pesanteur des choses de la vie ou bien l’amas des preuves, des secrets imperceptibles, une excitation d’enfant immédiatement retrouvée, la palpitation de l’univers, celle d’un brin d’herbe, le passage furtif du merle, l’absence, les corps encombrants. Léger mieux rassemble trois portraits de ses autrices préférées, Virginia Woolf, Marina Tsvetaïeva et Sylvia Plath en s’attachant à l’ordinaire de ces trois existences – ce qui fait qu’elle leur redonne vie et sensation là, devant nous – et à ces moments à la lisière où tout est près de s’effondrer, mais se reprend en même temps. Elle y exprime le vacillement des femmes inquiètes et qui écrivent.
Shoshana Rappaport-Jaccottet était singulière, mais d’une singularité nullement repliée sur elle-même puisqu’elle savait, dans l’écriture, la donner en partage. Par son style, elle atteint ce niveau de généralité permettant à ses lectrices et à ses lecteurs d’être accueillis dans sa méditation, d’arpenter ses paysages – avec une prédilection pour les rives des fleuves et les déserts chauds –, d’épouser son désir d’être libre. Sa relation au langage, tout en retenue et en précision, dans un constant souci de la justesse, était inséparable de son intelligence aiguë et qui donnait tant de prix à sa présence parmi nous, dans le collectif, dans l’amitié. Le Bruit du temps publiera en novembre le recueil de ses essais et notes de lecture publiés dans En attendant Nadeau et dans d’autres revues. Sa vision du monde et son amour de la littérature continueront ainsi, par ses livres et le souvenir de sa présence, à nous accompagner longtemps.