Étienne Faure est à coup sûr un des poètes de ce début du XXIe siècle dont on emporterait un livre s’il fallait s’exiler sur une île déserte. En peu de recueils au regard du nombre de revues influentes où il publie depuis 1991 (NRF, Europe, Phœnix , Le Mâche-Laurier, Théodore Balmoral, remue.net, Terre à ciel…), il est à ce jour un des noms qui permettent d’identifier la génération s’imposant depuis une vingtaine d’années. Maitrisant parfaitement le poème en prose (La vie bon train, Et puis prendre l’air), il n’en est que plus attentif à ce qui différencie le vers – avec une frappe initiale, une tension, une qualité sonore et une coupe tout sauf grammaticale – de la phrase coupée. La sortie de son huitième titre, Vol en V, est une occasion d’entrer dans son atelier.
Étienne Faure, Vol en V. Gallimard, 144 p., 16 €
Dans vos poèmes, vous vous livrez par bribes nombreuses mais elliptiques. Pouvez-vous en rassembler quelques-unes afin que votre image se précise ?
Je suis né en 1960. Je vis et travaille à Paris où j’ai fait des études de droit et d’aménagement du territoire. J’habite dans le triangle Bastille-Nation-République, auquel on peut ajouter un angle qui m’est cher : le coin du cimetière du Père-Lachaise et son mur des Fédérés, histoire de camper mes attaches et mes préférences. Les fenêtres vues de la rue et celles par où l’on regarde les toits me sont familières. J’aime les ciels de zinc alternativement mauves, bleus, noir luisant ou blanc poudreux selon l’heure, la pluie et le beau temps. Des lieux témoins de l’Histoire humaine incroyable des quartiers de Paris, depuis la Commune jusqu’à la rafle du Vel’ d’Hiv, et plus récemment les attentats qui ont frappé à plusieurs reprises le onzième arrondissement. Vivre en poète, c’est sans doute vivre beaucoup avec les autres, d’hier et d’aujourd’hui, observer et agir. Et lire beaucoup, aussi.
Quels sont les auteurs dont vous pourriez vous réclamer ?
Lire et écrire sont indivis. Je ne sais pas clairement où se nourrissent mes racines, par exemple entre Properce, Aloysius Bertrand, Hölderlin, les surréalistes, Toulet, Tsvetaïeva ou encore Trakl. Quand j’ai commencé à écrire il y avait parmi les aînés d’alors, côté français, Follain, Guillevic, Frénaud, Tortel, Deguy, Réda, Stéfan, Ray, Venaille…
Et parmi ceux qui vous précèdent d’un peu plus près ?
Lemaire, Sacré, Delaveau, Étienne… Ne cherchez plus mon cœur de Maulpoix et Éloge pour une cuisine de province de Goffette ont été de grandes rencontres. Et bien d’autres ensuite, grâce aussi à l’émergence des femmes dans les années 1990 et 2000. La liste est longue. Mais l’apprentissage poétique se fait aussi avec des romans français ou étrangers, des essais, des nouvelles… sans oublier la musique, l’art plastique, le théâtre, le cinéma, qui peuvent infléchir une écriture.
Pourquoi la présence des autres est-elle constante dans vos textes ?
Un poème est l’occasion de changer d’angle de vie. D’observer et de vivre d’autres vies, d’où qu’elles viennent. Et aussi de déplacer un peu le nombril du monde qui parfois prévaut dans la genèse des textes poétiques. Dans Vol en V, les vies sont aux fenêtres, présentes ou passées, dans la partie « Que ne suis-je », par exemple, dans les évocations historiques, les cimetières, les tableaux. C’est vrai pour tous mes recueils, a fortiori en prose où beaucoup de vies se croisent, comme La vie bon train ou Et puis prendre l’air.
Votre capacité à saisir au vol les mouvements du monde moderne est une qualité rare. Peut-on dire que vous êtes davantage un poète de la séquence que du tableau arrêté ?
Tandis qu’on écrit, le monde bouge et génère à tout moment des choix, un nouvel environnement politique, sanitaire, économique, et des positionnements qui font l’écriture et la vie, pour ainsi dire.
Comment vous sentez-vous parmi, disons, les auteurs de votre génération ?
Il y a des écritures proches de ce que je fabrique, ou plus éloignées, et qui me parlent semblablement. C’est sans doute davantage un angle de ton et de vue qui fait la proximité des voix, plutôt que des partis pris formels qui ne cessent de se mouvoir dans la vie d’un poète, entre vers et prose, et qu’on n’endosse jamais définitivement. Dans un récent article sur Vol en V, Myrto Gondicas a parlé de « lyrisme mat ». L’expression me plaît assez, en contrepied du « brillant », voire du « clinquant ».
Je voudrais maintenant qu’on en revienne à ce que je disais précédemment : dans Vol en V, vous n’écrivez pas en phrases mais en vers, c’est-à-dire que décrire ne vous convient pas. Vos vers sont souvent longs, avec des coupes qui cassent le sens habituel des expressions, des énumérations où le rythme et le goût des sonorités l’emportent. Lorsque je vous lis, je commence par une sorte de déchiffrage, comme si j’étais un instrumentiste qui découvre une partition écrite par un virtuose.
Le fait est que la voie syntaxique empruntée ne rend pas l’accès toujours immédiat. Même si je cherche à être lu sans trop de heurts, le chemin pour faire aller le texte ne prend pas la ligne la plus directe, du fait des rapports différés dans la phrase et de l’enchainement des vers. Mais ce n’est pas un « truc » ou un exercice gratuit. Plutôt une question de souffle à couper : ne pas trop laisser le balancement de l’éloquence s’installer, tout en recherchant la vitesse propice à la tension du texte. Un souci permanent du « soleil cou coupé ».
Pourquoi repousser le plus longtemps possible le point final qui arrête la lecture ?
Peut-être est-ce par imitation de l’élan et de l’émotion que je cherche à garder en suspens la phrase, en différer la chute, l’amortir, rebondir et sursoir à tomber. Comment finir ? Vieux refrain. Soigner l’inachèvement ? Jouer les fragments ?
Comment parvenez-vous à ces déploiements de paroles que ne peuvent expliquer le travail et l’habileté ?
Vol en V réunit un ensemble de textes qui ont entre trente et trois ans, publiés dans une dizaine de revues, papier ou dématérialisées. Ils ont parfois mis des années à être finalisés. Le temps de glane et d’écriture est important : pas seulement l’acte d’écrire, mais l’ensemble des circonstances qui ont pourvu à l’écriture. Différer permet de démultiplier les rencontres entre les mots et les expériences qui la fédèrent. Et ne pas craindre les ratures. Il y a d’autres pratiques aujourd’hui chez les poètes, notamment à la faveur des réseaux sociaux, qui consistent à diffuser son poème aussitôt fini pour le « partager », c’est le terme. Dans un souci d’immédiateté sans doute, comme par imitation du circuit marchand. Le temps de décantation me semble intéressant pour voir si le texte parle ou chante encore après le premier enchantement. Et aussi pour voir ce qu’il « donne ». Littéralement.
Lorsqu’on discute avec vous, on s’aperçoit que vous insistez beaucoup sur l’importance des revues.
Elles ont un rôle essentiel. Longtemps, j’ai publié en revue sans aucune édition en recueil. C’était une grande chance de rencontrer d’autres auteurs ainsi associés dans un même « atelier ». Puis il y a eu la publication d’un premier livre intitulé Légèrement frôlée, accueilli aux éditions Champ Vallon, tout comme les quatre autres recueils qui ont suivi. Une belle aventure poursuivie ensuite avec Tête en bas… et aujourd’hui Vol en V.
Une dernière question : pourquoi cette alternance des vers et de la prose dans votre œuvre ?
C’est un zigzag permanent entre prose et vers. Les deux projets se poursuivent côte à côte, d’un ouvrage à l’autre : il y a des circonstances où le vers est impératif, plus solennel ou plus chanté ; et d’autres fois où le texte s’habille en prose, plus souple, peut-être plus libre de son sens. L’intérêt de cette alternance, entre autres, est de créer un courant d’air dans ses propres normes et formes.
Propos recueillis par Gérard Noiret