Pierre Senges explore la nage au sec : celle qui permet de lire comme on nage, d’apprendre à nager sans se mouiller les pieds, et, enfin, d’éviter tout contact avec l’eau. Il prolonge ainsi la tradition du « natateur Le Chevalier », et autres ouvrages d’exercices préparatoires à l’entrée dans l’élément aquatique.
« Nous sommes à présent hardiment lancés sur l’abime. » Voilà ce qu’on lit au chapitre 32 de Moby-Dick (traduction de Philippe Jaworski) : le lecteur se trouve alors dans le feu de l’action, ou dans son bain, c’est le moment idéal d’interpréter une « manière de prélude » – un prélude au beau milieu des choses, in medias res, menaçant de devenir un prélude après coup s’il se prolonge : « Ce que j’aimerais vous présenter maintenant, c’est une vue systématique de la baleine dans toute la variété de ses espèces. » Melville, méthodique, n’envisage pas de chasser la baleine sans savoir ce qu’est exactement une baleine ; une semblable précaution vaut pour n’importe quelle dispute menée par d’honnêtes philosophes : d’abord la juste définition des choses, puis la définition des termes de chaque définition, et ainsi de suite, quitte à faire sept fois le tour du dictionnaire et oublier les raisons de la dispute. Au chapitre 32, c’est à Ismaël de s’y coller : la tâche est considérable, il s’agit de présenter les baleines dans l’ordre, d’exposer une cétologie (le titre du chapitre) à la fois exhaustive, distrayante, exacte et digeste. Un travail impossible – seulement Ismaël ne craint rien, il a les outils pour le faire : il a « traversé à la nage bien des bibliothèques ».
Les bibliothèques à la nage, puis l’océan à la voile : Melville a eu l’occasion de recueillir ses informations, il sait de quoi il cause quand il cause de la mer, six pages de glossaire (dans l’édition « Quarto ») confirment qu’il sait manier ce vocabulaire immanquablement séduisant, au cinéma comme dans les livres : auspisse, balancine, cabousse, cacatois, cartahu, draille, estrope, foène, grelin, guipon, houache, pampéro, sloop, taberlin, youyou. On n’en dira pas autant de Jonathan Swift : ce qu’il connaissait de la mer, il l’avait appris par hasard, à ses dépens, sur la côte anglaise proche de Holyhead, le jour où il a raté le bateau pour l’Irlande : deux injures de marin et le nom d’un cordon qui traînait sur la plage. Quand vient le moment d’écrire dans son Gulliver la scène de la tempête, il fait comme tout le monde, il recopie ; sa bibliothèque traversée en pantoufles comporte au moins un livre, le Compleat Mariner de Sturmy (1669), ce qui permet à Swift de se livrer au plaisir du « nous prîmes des ris à la voile de misaine ».
Deux siècles plus tôt, Antonio de Guevara ne fait pas beaucoup mieux, dans son Art de naviguer : « la tête de la galère s’appelle la poupe et l’arrière la proue » : une telle confusion tient du génie, le génie de la chute ou de la maladresse, faisant de Guevara un ancêtre de Buster Keaton (pour reprendre une note de Catherine Vasseur, sa traductrice) ; ou bien c’est une combinaison sophistiquée d’erreur et de prestidigitation. Dans d’autres pages, Guevara conseille de fuir le vent de travers, pourtant favorable ; ailleurs, il ne sait pas trop quoi faire des écoutilles (le reste est truffé de fausses références, elles lui ont valu le titre de Grand diseur de tout ce que bon lui semble, donné par le bouffon de Charles Quint).
Selon certains, Homère ne quittait jamais sa maison, par peur de l’eau ; pour nous embarquer, il se contentait de recopier des instructions nautiques phéniciennes. Dès les premières lignes de Mangeclous, Salomon Solal, cireur de souliers, apprend à nager : debout devant une table, il trempe ses mains dans une cuvette d’eau salée, puis les agite en imitant la brasse. On trouve dans La natation (1924), d’un certain Salmson Creak, au chapitre « Faire la planche », les instructions suivantes : « On s’allongera sur le dos, les jambes raides. […] Le cou est tendu, la tête rejetée en arrière. Les bras sont posés le long du corps, la main ouverte, à plat sur la surface. […] Un individu ne sachant pas nager, mais n’ayant pas peur, pourrait parfaitement flotter ainsi ». Jules Guyot, dans son Bréviaire de l’amour expérimental (1882), donnait des conseils assez voisins – ou, sinon voisins, complémentaires : « La meilleure condition du mariage pour l’époux est dans la confiance qu’il a su inspirer à sa jeune épouse et dans l’amour qu’il a éveillé dans son cœur avant toute union physique. S’il n’a pas les avantages de ces prédispositions, il lui reste le pouvoir de l’art et de la science. »
Franz Kafka avait peu de prédispositions pour le mariage, mais était imbattable comme nageur ; on ne sait s’il aurait pu rejoindre à la nage le Bréviaire de Guyot en partant de La natation de Creak, on sait seulement qu’il a écrit ce fragment, célèbre chez tous les noyés et chez ceux qui surnagent : « Je sais nager comme les autres, seulement j’ai une meilleure mémoire que les autres, je n’ai pas oublié le je-ne-sais-pas-nager de jadis ; comme je ne l’ai pas oublié, savoir nager ne m’aide en rien et je ne peux donc pas nager. »