Dans La vie psychique du pouvoir, qui vient d’être réédité par les éditions Amsterdam, Judith Butler se penche sur la formation du psychisme et la constitution « mélancolique » de l’identité de genre. « Mélancolie », un terme qu’emploie Hourya Bentouhami dans son ouvrage sur la philosophe américaine, qui rappelle le dialogue qu’elle a engagé avec les principales figures des théories critiques de la « race », notamment sur la question de la non-violence, au cœur du dernier livre traduit en français de Judith Butler : La force de la non-violence.
Hourya Bentouhami, Judith Butler. Race, genre et mélancolie. Amsterdam, 184 p., 12 €
Judith Butler, La force de la non-violence. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Christophe Jaquet. Fayard, coll. « À venir », 256 p., 20 €
Judith Butler, La vie psychique du pouvoir. L’assujettissement en théories. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent. Amsterdam, 240 p., 18 €
Lors de sa réception du prix Nobel de littérature en 1993, Toni Morrison, au moyen d’une parabole présente dans de nombreuses cultures, décrivait le langage comme quelque chose dont nous disposons malgré nous, en quelque état qu’il soit. Tentant de ridiculiser une vieille femme aveugle, deux enfants viennent à sa rencontre en tenant un oiseau, et la mettent au défi de leur dire s’il est vivant ou mort. Elle répond qu’elle ne sait pas mais que, parce qu’ils le tiennent serré entre leurs mains, il se trouve désormais sous leur responsabilité. L’oiseau, c’est le langage dont nous disposons. Comme l’oiseau qui se trouve dans un état fragile et incertain, nous recevons le langage avec la violence historique qu’il charrie, l’arbitraire de ses mots ; sa survie et son amélioration éventuelles dépendent désormais de nous, de l’usage attentif que nous en ferons.
Cette éthique du langage, Judith Butler entend, dès 1997, la partager avec l’écrivaine afro-américaine, comme nous l’apprend Hourya Bentouhami dans Judith Butler. Race, genre et mélancolie. Ce petit ouvrage, clair et incisif, offre une porte d’entrée nouvelle à la philosophie butlerienne, replacée dans une pensée plus largement décoloniale et antiraciste. Hourya Bentouhami montre comment Butler dialogue avec cette pensée, de l’adresse ou la référence à l’échange plus ample sur des idées et des œuvres, notamment avec des autrices comme Saidiya Hartman ou Homi Bhabha. Qu’elle s’intéresse aux comportements qui font tomber les artifices liés aux identités sociales, aux politiques reproductives en régime colonial, à l’injure ou à la non-violence, la « race » est un concept qu’elle mobilise bien plus que sur le mode du simple parallèle.
Malgré ses objections, Butler est très souvent encore présentée en France comme la « pionnière des études de genre », voire, pire, comme l’inventrice de « la théorie du genre », concept forgé de toutes pièces par ses détracteurs depuis la traduction tardive de son ouvrage phare Trouble dans le genre (publié pour la première fois en 1990). Interviewée l’année dernière sur France Culture, Butler devait, une fois de plus, le préciser : « Quand on parle de “théorie du genre”, ce que les gens qui utilisent cette expression disent, c’est qu’en fait ils ne connaissent pas ce champ de recherches et n’ont pas envie de le connaitre […]. Je pense que ce terme est le signe […] qu’ils refusent de s’éduquer sur le champ très large et très complexe des études de genre ».
S’il fallait trouver un fil rouge à l’œuvre butlerienne, qui comporte aujourd’hui une vingtaine d’ouvrages, ce serait plutôt la notion de « performativité », soit le fait que le langage que nous utilisons produit (généralement à notre insu) des effets et actions très concrètes ; c’est le cas de la notion de « genre », la distinction masculin/féminin imprégnant nos comportements au quotidien comme si elle existait dans l’absolu. C’est aussi le cas de la notion de « race », qui trace une ligne entre les Blancs et les non-Blancs, avec des conséquences tout aussi globales sur les corps.
Le travail de Judith Butler sur le genre en tant que « système de normes hiérarchisées entre individus mâles et femelles » implique, très tôt et de manière assumée, de réfléchir à la question de la « race ». Ces discours disent les mêmes choses, reposent sur les mêmes termes (« race et genre sont pris ensemble comme dans un pli », écrit Hourya Bentouhami), dans une même crispation à l’égard de ce qui est établi comme autre, aliéné et assujetti, une crispation répétée sans cesse en s’appuyant sur l’existence d’une prétendue « nature » des choses.
Dès La vie psychique du pouvoir (publié pour la première fois en 1997), Butler a avancé que le pouvoir des puissants s’exerce selon des modalités psychiques applicables également à l’échelle d’une société. Dans La force de la non-violence, une de ses dernières publications, traduit en octobre 2021 aux éditions Fayard, elle démonte la théorie de l’état de nature. Contre l’idée selon laquelle l’homme est arrivé seul, adulte et indépendant, et a forgé l’État, patriarcal et conquérant, à son image, Butler souligne que « le sujet incarné dans un corps se définit au contraire par son défaut, son manque d’autosuffisance ». Il a bien fallu que ce corps grandisse, aidé et éduqué, et il est bien rare aussi qu’une fois adulte il n’ait aucune interaction sociale.
Or, nier cette interdépendance entraîne des modifications psychologiques et comportementales. « Se joue en effet, dans la mélancolie raciale et de genre, une obsession à effacer le moment jugé honteux de la dépendance dans l’enfance, d’où une construction du mythe de la nation comme née toute seule, de l’homme se faisant tout seul, sans personne qui le soutienne, sans enfant, ni parent vieux ou invalide à soigner, nourrir ou éduquer », écrit Hourya Bentouhami. Qu’entend l’auteure par la « mélancolie raciale et de genre », concept psychanalytique mobilisé par Butler pour critiquer les politiques racistes et sexistes ?
Au sens freudien, la mélancolie caractérise une séparation que le sujet est impuissant à surmonter, incapable d’identifier et de nommer ce qu’il y a en lui de l’objet dont il est séparé, et y restant attaché malgré la perte. Socialement, la mélancolie peut s’appliquer quand des populations sont exclues, rejetées et en même temps utilisées. « Si la mélancolie affecte les sujets, elle peut aussi toucher le corps politique d’une nation, lorsque celle-ci refuse de se représenter ce que pourtant elle a destiné à la jouissance d’autrui et à la mort, et qui la constitue intimement : à savoir tous ces êtres tenus pour anormaux car “dissidents” du point de vue du sexe, du genre, de la classe ou de la race », écrit Hourya Bentouhami. Objets de violences qui aboutissent régulièrement et logiquement au meurtre, ces corps suscitent chez leurs persécuteurs une fétichisation sexuelle ainsi qu’une fascination morbide. Butler l’observe dans de nombreux faits culturels et politiques à travers les époques et les territoires : dans les photographies de Robert Mapplethorpe, le tabou du métissage au sein des colonies, le traitement des violences policières aux États-Unis ou en France…
Mêlant efficacement la voix de son auteure à la pensée de la philosophe, Judith Butler. Race, genre et mélancolie montre comment, à l’instar du genre, la race est un concept qu’il faut pouvoir affronter malgré un contenu hautement problématique. Pas seulement similaires mais relevant d’une origine commune, race et genre sont analysés et déconstruits ensemble par Butler, qui mobilise à la fois la linguistique, la psychanalyse et la philosophie politique pour démonter les discours fondant la maltraitance infligée à un groupe auquel on refuse d’appartenir à une humanité commune.