La fin du Cycle de George Miles

Dennis Cooper revient, dans J’ai fait un vœu, sur la singulière pentalogie qui a fait de lui, il y a plus de vingt ans, un auteur culte. Publié de 1989 à 2000, le Cycle de George Miles (Closer, Frisk, Try, Guide, Period, tous publiés aux éditions P.O.L) narre froidement la soumission sexuelle de jeunes adolescents fragiles à des hommes plus âgés, prédateurs. À l’origine et à l’horizon de ces variations autour du même type : le George Miles véritable qu’aurait rencontré et aimé l’auteur. Dans ce dernier livre, hommage à la vraie vie de la muse qu’on lit comme l’achèvement virtuose de ce cycle sans lois, Dennis Cooper substitue aux expériences corporelles extrêmes une expérience métalittéraire encore plus troublante.


Dennis Cooper, J’ai fait un vœu. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Elsa Boyer. P.O.L, 128 p., 17 €


Les livres de Dennis Cooper, si scandaleux qu’ils semblent d’abord résister à toute contextualisation, s’amarrent pourtant à une famille littéraire de la transgression bien identifiée. Son écriture, nue, neutre, absolument amorale, est nourrie de celles, françaises, de Sade, Genet, Lautréamont ou Bataille, mais aussi de celle de Burroughs. Morbides, sadiques et masochistes, immodérées, les relations poursuivies par ses personnages expriment un déchirement entre le désir et la mort. D’autres oppositions naissent de la mort, également cristallisées dans le corps mâle : le réel face à la fiction, le lyrisme qui surgit depuis l’étrange, le corps comme magnifique et dispensable, incommensurable et désarticulé, fétichisé et cassable. Dans J’ai fait un vœu, Dennis Cooper décrit ses propres textes à la fois comme des « élégies » et comme « l’abattoir pornographique que tu appelles prose ». De la même façon que George est double, en lui-même – entre « la partie de lui qui n’arrêtait pas de s’agiter » et « l’autre partie qui restait couchée le regard fixe » – et pour les autres, lui qui subsiste en fiction après avoir réellement existé.

Pris ensemble, ces dichotomies et ces tiraillements disent chez Dennis Cooper la complexité du monde, sa confusion, à rebours des cadres autoritaires que l’on impose au réel : « La réalité est si dirigiste, et jusque-là je n’ai jamais essayé de m’y tenir quand j’écris. » Ses narrations, qui incorporent à chaque phrase le fantasme au réel, tombent comme des bombes au milieu de villes grises et indifférentes. Ses livres s’écrivent donc aussi contre le roman, ils ne présentent pas de progression mais des va-et-vient dans les couloirs d’une même obsession, George étant à l’origine de toutes les images, de tous les adolescents du cycle, pénétrés jusqu’à en mourir.

J'ai fait un vœu de Dennis Cooper : la fin du Cycle de George Miles

Dennis Cooper (2006) © Jean-Luc Bertini

Dès sa préface, Dennis Cooper brouille les pistes : l’auteur, sincère pour la première fois, vulnérable, fera s’incarner dans ces pages le véritable George. Le corps pornographique du cycle auquel nous étions habitués, violenté, pris, découpé comme pour lui faire dire son mystère, est présenté par l’écrivain-narrateur relisant son œuvre comme une sublimation travaillée, une diversion esthétique par rapport à quelque chose de plus difficile à quoi il veut ici s’atteler. Cette fois, presque aucune référence sexuelle, comme pour mieux se concentrer sur l’énigme de la vie et de la mort de George. Dans J’ai fait un vœu, George apparait sous plusieurs formes, à différents âges, à douze ans, puis trente, puis quinze, dans des scènes qui se répètent sous des apparences diverses, altérées : une scène avec le père de George enfant se reproduit quasiment à l’identique avec un guitariste de son groupe d’adolescents ; la rencontre initiale avec Dennis connait plusieurs avatars ; George y meurt plusieurs fois.

À chaque scène, on croit donc avoir affaire au réel, on se penche et on tombe dans le piège : la présence gratuite du Père Noël, d’un cratère qui parle, du surnaturel, et c’est raté, on passe à la version suivante. Au mieux, la fiction dégringole jusqu’au réel. George parle « dans le téléphone ou plutôt au téléphone puisqu’il n’y a personne, et pas au téléphone puisque c’est un pistolet qu’il tient contre sa tempe ». Mais, une fois arrivé à ce point, un élastique nous renvoie dans la fiction, jusqu’à ce qu’il devienne palpable que George se dérobe toujours. Rendu imprenable par ses problèmes mentaux et son suicide, il ne peut être qu’un assemblage de réel et de fantasme.

Reste la relation entre l’artiste et son objet, une tenaille contre laquelle George est impuissant. « Le cratère ne peut ni parler ni rien faire. Il lui faut un artiste. » Le narrateur-écrivain propose alors d’écrire un conte dans lequel George discuterait avec une œuvre de land art, le cratère Roden de James Turrel, tous deux étant façonnés par les désirs d’un artiste. Plus tard, le cratère s’avère être George lui-même, après qu’il s’est fait brûler la cervelle. Cette maitrise non plus sexuelle mais textuelle, affirmée dans la façon arbitraire dont Dennis Cooper fait évoluer un même motif, n’est finalement pas plus satisfaisante. Dennis serait devenu artiste en engouffrant son imaginaire dans l’incertitude que représentait George, mais son écriture ne lui procure aucune assurance, elle ne fait que le diviser encore plus. « Mais si George n’aimait pas Dennis, et il n’existe aucune preuve de son amour, alors j’imagine que je ne l’ai jamais aimé. J’aimais autre chose dont ceci fut arraché. » Sans cesse, Dennis Cooper défait ce qu’il a enclenché. J’ai fait un vœu évoque les rouages de la machine coopérienne tout en en produisant de nouveaux, dans une spirale métalittéraire qui coupe complètement le texte du reste. Le temps, le corps et l’amour s’effritent, mais le narrateur reste calme.

Dennis Cooper fait surgir la confusion non plus de l’écriture des corps furieux mais de l’écriture en soi. Le livre se veut tout à la fois démonstration de « l’effet handicapant de l’amour sur le langage », expression impossible d’une douleur inexprimable, et expérience anticonformiste où le trouble l’emporte, là où « les humains font toujours preuve d’impatience devant l’inconnu et s’empressent d’anéantir les mystères en les nommant ». Par une dialectique entre son esthétique habituelle et la mise en scène illusoire de l’écrivain dans son atelier, Dennis Cooper raconte l’échec de la représentation. Son texte mène à une impasse, l’écrivain jusqu’au-boutiste se montre incapable d’aller jusqu’au bout. Il ne reste qu’à faire un vœu.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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