« Comme sont éloignés de moi par exemple les muscles des bras » : cette phrase lue dans le Journal de Kafka, placée en exergue de son livre, incite Chantal Thomas à tenir un Journal de nage, entre juin et fin août 2021. Norbert Czarny l’a lu pour EaN.
Chantal Thomas, Journal de nage. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 160 p., 17 €
Les périodes de confinement liées à la pandémie sont terminées mais c’est comme si le corps, les membres et la tête devaient être de nouveau synchronisés. Les mois passés enfermée ont marqué Chantal Thomas : « Mon corps a basculé du côté de l’angoisse-survie au détriment du goût de la vie ».
L’écrivaine peut de nouveau marcher dans Paris, ou se promener et surtout nager, à Nice. Elle réside dans l’appartement de Jackie, sa mère. Laquelle était au cœur de Souvenirs de la marée basse, récit situé au bord de l’Atlantique, sa région d’origine. Un jour de ciel gris, elle se la rappelle : « La petite fille revenue, la petite revenante nage dans son élément ».
À Nice, pas de marées basses, des eaux dont la température varie, ce qui ne dérange pas plus que ça la nageuse. Elle se retrouve et écrit ces pages à partir du souvenir de sa mère : « Elle me pousse à écrire plus vite, d’un seul jet. À me jeter dans le langage comme elle se jetait à l’eau ». Le livre est tissé de récits de rêves, de nouvelles étranges ou horribles (en particulier sur le retour cruel des talibans), de notations à la façon de Sei Shônagon, qu’elle semble citer, écrivant au terme d’un souvenir : « Chose qui déchire le cœur ». Elle l’écrit au singulier, le pluriel conviendrait. Par exemple quand elle énumère les relectures rituelles, dont le Journal de deuil de Roland Barthes. Elle a perdu son père, Barthes ne s’est jamais remis de la mort de sa mère.
D’autres notations concernent la mer et on aurait envie de faire un florilège : « Ce matin, l’eau est verte, couleur manteau d’huître » ou bien : « Étonnante douceur de l’eau. Effet de velours sur la peau. Une texture éprouvée sous forme de caresse. » Cette considération sur Jackie, face à une mer trop agitée pour qu’elle y entre, et qui regarde, « comme interloquée par un coup aussi minable de sa part ». Enfin, ce presque aphorisme : « Nager apprend à s’adapter. Il y a un savoir de la houle. »
Les anecdotes ne manquent pas, liées aux nombreuses lectures qui remplissent ces mois d’été. C’est souvent intéressant, éclairant, toujours vif. Parmi ses lectures, celle d’un écrivain qui se lamente sur le tour que prend la vie balnéaire : Paul Morand. La lecture qu’elle fait de Bains de mer ne la réjouit pas vraiment : « Le poison de l’amertume, commun à la vieillesse, s’aggrave chez lui d’un mépris de classe typique de l’extrême droite ».
Elle n’est pas trop emballée quand Flaubert évoque un bain dans la mer Rouge. La comparaison qu’il établit n’est pas la meilleure qu’il ait trouvée. Elle ne lui en tient pas rigueur. Le ton reste égal, teinté d’ironie. Et plus heureuses sont les autres pages citées par Chantal Thomas. Elle préfère les moments joyeux de Patrick Deville en Polynésie. L’idée de « boire la tasse » au sens que lui donne l’auteur de Fenua ne lui déplait pas trop. Après tout, l’eau de mer revigore.
La nageuse est bien solitaire dans son activité ; les lieux qu’elle choisit, et notamment une plage proche du « Château de l’Anglais », le sont tout autant. L’Anglais en question était un colonel. Il avait fait bâtir ce château au cap de Nice. On en distingue la silhouette sur une photo. Il est aussi question d’un autre Anglais dans le récit, Charles Sprawson, auteur d’un unique livre, Héros et nageurs. Il avait appris à nager en Inde : « Il se baignait dans le bassin de son école et dans les caves inondées d’un palais. Il passait des heures à évoluer entre des colonnes en partie englouties par l’eau noire ». Ailleurs, elle évoque Hugo, à propos de son roman le plus incroyable, Les travailleurs de la mer. Une phrase résume l’artiste : « La seule, la vraie couleur de l’eau est le noir de l’encre de Chine. »
Mais, puisque ces pages sont placées sous le signe de Kafka, un rappel. Kafka n’était pas la silhouette fragile et l’homme enfermé dans son corps de tuberculeux que l’on veut se représenter. Il adorait nager, il le faisait aussi bien dans les piscines de Prague que dans les mers, lacs ou rivières. Parfois Max Brod l’accompagnait. Tous deux, amis soudés (y compris par des disputes), avaient eu l’idée de rédiger un guide touristique intitulé « Billig ». Pour « pas cher », en effet, les touristes auraient voyagé, séjourné, mangé, etc. Les deux hommes pensaient même faire fortune grâce à ce guide. Trop tôt. Nos contemporains ont fait mieux, routards futés qu’ils sont, dans une ère de tourisme de masse.
Reste l’auteur du Procès, « l’écrivain qui [l’]accompagne dans la durée, et dans une durée marquée par l’inquiétude, une douceur d’étreinte ». Elle n’est pas la seule à savoir bien parler de lui, mais on aime la façon dont elle singularise le romancier : « Comme les vagues sauvages, comme les tempêtes de sable ou de neige, Kafka transporte, en pur naturel, dans un univers où rêve et réalité ont la même force de vérité. Un monde qui n’a rien à faire des liens de cause à effet, de la banalité du sociétal, des poncifs sur les âges de la vie, de la psychologie du vraisemblable ». Lire, cela fait du bien…
Comme lire le lien qu’elle établit entre cinéma, rêve et natation : « Nager et rêver entretiennent des affinités. // Rêver et filmer aussi. En tout cas pour les cinéastes que j’aime. // Fellini ne commençait jamais un film sans penser à Pinocchio et Kafka. » Ajoutons que la mer, chez le réalisateur d’Amarcord et d’E la nave va, a sa vérité… plastique.
Chantal Thomas rêve et nage. Rêve aux deux sens du verbe : « La grâce du poisson est un idéal inaccessible. Quand même, à sa mesure, le nageur en est doué. » La grâce de l’écriture ne lui fait pas défaut.