Le sociologue Benoît Hachet raconte pour En attendant Nadeau l’apparition des lignes de nage dans les piscines et les critères qui déterminent la répartition des nageurs.
J’ai appris à nager à la piscine Plein Ciel de Pau au mitan des années 1970, avec « maître Denis », comme on disait à l’époque. C’était en pleine vague des 1 000 piscines, un moment où la France a creusé des bassins partout, jusqu’en Navarre. Mes parents, eux, avaient appris à nager dans les rivières ou dans les retenues d’eau au bord de l’océan, en été. Nous, on allait à la piscine presque tous les dimanches, quelle que fût la saison. Une de nos premières victoires d’apprentis nageurs était de traverser la piscine en largeur. Les adultes qui nous accompagnaient nageaient dans l’autre sens. Comme ils faisaient des longueurs, et nous des largeurs, on serpentait pour s’éviter. Personne n’allait droit. Il n’y avait pas de ligne de nage.
Au début des années 1990, un journaliste du New York Times, en réponse à une question d’un lecteur américain voulant savoir où nager à Paris, écrivait en substance que la seule piscine dans laquelle on trouvait des lignes de nage dans la capitale était la piscine Suzanne Berlioux, piscine olympique construite quelques années auparavant au cœur du Forum des Halles. Jusqu’à cette période, les bassins n’étaient pas divisés en couloirs ; ils le devinrent alors. Parmi les explications du changement de paradigme, les experts relèvent : la plus grande certification des Maîtres Nageurs Sauveteurs (MNS), qui ne veulent plus installer et désinstaller le matériel, et qui ont besoin de lignes fixes pour organiser les activités scolaires en plein essor ; la volonté de sécuriser et de tranquilliser le bassin en décourageant « les bombes » ; et la progression de la mise en délégation de service public des nouvelles piscines, qui a encouragé les structures privées à rationaliser et rentabiliser l’espace, en pouvant proposer différentes activités en simultané, tout en louant éventuellement une ligne. Cette transformation de l’économie générale des bassins a sans doute aussi emporté avec elle les plongeoirs de 3 m ou de 5 m dans les piscines ordinaires. Autre souvenir d’enfance.
Fini, donc, les largeurs ! Aujourd’hui, les piscines sont divisées en lignes. On nage dans des couloirs, en longueur. Deux couloirs à La Bourboule : « Lignes réservées aux nageurs » ; un à Mimizan : « Ligne réservée aux personnes désirant nager en longueur ». Dans les piscines parisiennes, l’essentiel du bassin est linéarisé, avec ou sans panonceaux indicateurs. À chaque piscine sa culture et son inspiration pour diviser l’espace. « Le pire, m’a dit un surveillant de la piscine Mathis, c’est les écriteaux “nageurs confirmés”, ça ne dit rien de la vitesse, et ça crée des tensions ». Ailleurs, on différencie les « nageurs rapides » des « nageurs moyens », ou des « nageurs lents », mais cela reste relatif et subjectif. Observée en 2020, la piscine Pailleron objectivait alors les vitesses en indiquant dans chaque couloir les temps à réaliser pour faire un aller-retour, « mais, m’a dit le chef du bassin, c’était aussi efficace avant quand il n’y avait aucune inscription ». D’autres distinguent les lignes avec et sans matériel, ou différencient les couloirs par type de nage : « Pas de brasse, merci », comme il est écrit, à la main, sur un panneau pliable à la piscine Rouvet. Les MNS de la piscine Georges Hermant expliquent qu’ils discutent souvent le matin pour savoir ce qui est le plus pertinent pour spécialiser les lignes, et qu’ils adoptent un autre système le lendemain.
Une fois les lignes posées, arrivent les nageurs. Il y a d’abord les matutinaux, qui sont là à 7h tous les jours, dans un entre-soi de connus/inconnus, qui se saluent sans connaître le prénom des uns des autres, et échangent de menus propos, quand ils n’apportent pas une nouvelle plante pour décorer l’accueil. À 8h30, ils laissent la place aux scolaires, qui se répartissent par lignes et par niveaux. À 11h30, viennent les méridiens, qui préfèrent le chlore à la cantine d’entreprise. Ceux du soir viennent après leur journée de travail, dans les créneaux les plus chargés, et les nocturnes, plus jeunes, se retrouvent dans les rares piscines ouvertes tardivement. À chaque début de session, on trouve un petit groupe qui attend l’ouverture. Parmi eux, certains ont déjà leur maillot sur eux, ne passent pas par les cabines, et courent presque, tout en retenue, pour jouir du plaisir d’être les premiers dans l’eau, la piscine pour eux seuls… pour quelques secondes. Après s’être changés dans « leur cabine » et avoir déposé leurs affaires dans « leur casier », les plus assidus vont directement dans « leur ligne », celle où l’on nage le crawl, celle où les planches sont autorisées, celle qui a la meilleure exposition aux rayons du soleil, celle dans laquelle ils vont toujours…
Les premiers installés donnent son caractère à une ligne. L’un commence à nager un crawl lent dans la ligne 3, l’autre une brasse coulée rapide dans la 4, une troisième le dos dans la 5. Ceux qui arrivent ensuite se posent un instant au bord du bassin pour jauger l’occupation et choisir la ligne qui leur conviendra le mieux, qui leur ressemblera le plus. Auto-répartition par affinité natatoire. Ensuite, au fur et à mesure des arrivées, le choix du couloir se fera en fonction du nombre de nageurs dans chaque ligne, et, si ça déborde, certains, ou plus souvent certaines, changeront de ligne, quand d’autres partiront.
Quelle que soit la taille d’une piscine et la configuration des lignes en usage, l’espace aquatique est socialement ségrégué en trois zones. Sur les bords, près des plages, se regroupent les nageurs les moins aguerris, les plus lents, qui souvent ne portent pas de lunettes de natation, ne mettent pas la tête sous l’eau, et font de longues pauses. Ils sont plus âgés que la moyenne et ce sont plus souvent des femmes. Au centre, sur une ou deux lignes, on trouve des nageurs de crawl, tous avec des lunettes, qui font très peu de pauses, et qui ont plus que les autres une tendance à se chronométrer. Ce ne sont pas forcément les lignes les plus jeunes mais elles sont à coup sûr plus masculines. Dans les zones intermédiaires, entre le centre et la périphérie, se réunissent des nageuses et des nageurs de crawl, de brasse ou de dos, qui utilisent plus que les autres des planches. C’est une zone mixte en termes de genre comme de nages. Et de papillon, il est très peu question… Quand, grâce à un questionnaire, on demande aux nageurs, d’une part, dans quelle ligne ils ont nagé, et, d’autre part, quel est leur niveau de diplôme, on obtient un magnifique gradient qui fait que plus on s’éloigne du centre, moins le niveau d’études est élevé [1]. La pratique de la natation demeure très discriminante culturellement.
On nage donc en silo, à quelques-uns dans un couloir de 2,50 m d’envergure. Cinq ou six par ligne dans un bassin de 25 m, huit ou neuf dans un bassin de 33 m, et jusqu’à douze dans un bassin de 50 m – au-delà de ces chiffres, ça se complique… On se repère vite les uns les autres : la fille qui nage très vite avec son maillot vert, et qu’on laisse passer lors des virements de bord, le type au bonnet blanc qui nage sur le dos avec des mouvements de bras trop larges qu’il faut éviter à chaque croisement, le jeune au bonnet rouge qui va presque au même rythme que nous mais pas tout à fait et qu’on hésite à doubler avant de faire une pause pour lui laisser du champ, et puis qu’on rattrape immanquablement. Ah, enfin, le dossiste est parti…
Les normes de comportement dans une ligne, on les apprend par imprégnation. On nage dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, en se serrant à droite ; on se sert plus encore si on est doublé ; on double par la gauche en veillant à ne heurter ni la personne dépassée ni celle qui arrive en face ; on ne s’arrête pas en milieu de ligne ; lors des pauses, on se met plutôt à droite sur le muret pour ne pas entraver le sens habituel de circulation ; enfin, on adapte sa vitesse et son comportement pour faciliter la fluidité de l’ensemble. On peut ajouter, avec la sociologue britannique Susie Scott, trois règles tacites : on évite les contacts physiques ; on respecte les programmes de natation de chacun, en laissant en particulier la priorité aux nageurs les plus rapides ; on désexualise les corps, bien qu’ils soient presque nus, parce qu’ils sont presque nus. Les néophytes ou les irrespectueux se font rappeler à l’ordre par les autres nageurs qui, pour les plus expressifs, arrêtent ostensiblement leur mouvement, lèvent les bras, lancent des regards désapprobateurs ou, moins fréquemment, interpellent verbalement les contrevenants ou les dénoncent aux surveillants de bassin. Les MNS, quant à eux, disent le plus souvent qu’ils ne sont pas là pour faire la police mais pour assurer la sécurité des baigneurs. La plupart du temps, ils laissent les nageurs se débrouiller.
Le confinement a été un moment compliqué, quand les bassins ont été fermés, puis ouverts, et à nouveau fermés. J’ai interrogé deux coiffeuses, nageuses régulières, qui me disaient que les douleurs ressenties dans les bras et les épaules à force de coupes de cheveux n’étaient plus atténuées par les mouvements dans l’eau. Pour la réouverture, elles ont été les premières dans la queue, longue, puisqu’on était nombreux à attendre ce moment-là. Il fallait s’inscrire en amont et montrer patte blanche à l’accueil. En observateur participant consciencieux, je suis arrivé une demi-heure avant l’ouverture, j’étais deuxième dans la file, qui s’est finalement étendue sur 30 ou 40 m, chacun sagement derrière le précédent. Les gens souriaient. Et plus encore quand ils « entraient enfin de nouveau dans la matière aqueuse », comme je l’ai entendu. Première coulée. Frissons. Et retour dans l’ordre des bassins.
Les chloraddicts, dont je suis, gèrent leur emploi du temps en fonction des horaires d’ouverture des piscines, possèdent plusieurs cartes d’abonnement, ont toujours un maillot et une serviette dans leur sac, veillent à ce que l’hôtel qu’ils réservent pour un déplacement professionnel soit proche d’un bassin, et, quand ils vont à l’étranger, visitent d’abord les piscines. Ils savent se décaler pour trouver des lieux peu fréquentés et des créneaux dans lesquels il est possible de n’être que deux par ligne. À Paris, le meilleur moment pour nager, c’est les vacances de Noël, parce qu’il n’y a personne dans les piscines, surtout si on a la chance qu’il fasse froid. Je mets aussi une option sur les mercredis et les samedis en début d’après-midi, juste de l’autre côté du périph’. Ne le répétez pas !
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Cette étude sera publiée en 2023 dans la revue Sciences sociales et sport.