L’ordre des dessins

Dans son dernier ouvrage, qui est aussi le catalogue d’une exposition venant de s’achever au Mucem, Philippe Artières propose une enquête sur les pas de René L., interné à l’hôpital de Picauville à la fin de sa vie, dont il a retrouvé une cinquantaine de dessins énigmatiques. Comme toujours chez Artières, le récit multiplie les formes et les dispositifs pour approcher l’individu, à la croisée de l’intime et du collectif : les histoire(s) de René L. rencontrent ainsi celle de la psychiatrie moderne et la mémoire de l’Algérie coloniale.


Philippe Artières, Histoire(s) de René L. Hétérotopies contrariées. Manuella Éditions/Mucem, 128 p., 19 €


Historien des archives personnelles et de ce que Daniel Fabre a appelé les « écritures ordinaires », Philippe Artières est attentif aux traces ténues qui témoignent de vies destinées à sombrer dans les poubelles de l’Histoire. Ici, il faut l’entendre littéralement, puisque c’est dans un de « ces tas de papiers “à jeter” » qui peuplent les hôpitaux psychiatriques à l’abandon que l’historien va tirer les quelques rouleaux de papier à l’origine du livre : une cinquantaine de dessins signés René Leichtnam.

Histoire(s) de René L., de Philippe Artières : l'ordre des dessins

Dessin de René L. (deuxième moitié du XXe siècle) © Collection particulière, D. R.

De là, c’est d’abord l’émotion de la découverte, accrue par la rareté de la trouvaille : on trouve d’habitude dans les asiles des documents sur les patient.e.s plutôt que produits – et encore moins dessinés – par eux. Puis vient le temps des questions, celles de l’historien qui interroge ces croquis et ces plans, leur sens bien sûr, mais surtout leur origine et ce nom apposé sur chacun d’entre eux. Or, très vite, Artières prend ses distances par rapport à ce que l’on attendrait de l’enquête biographique : refus de retourner à l’état civil, d’explorer les archives psychiatriques ou de retrouver les éventuels descendants de Leichtnam. En cela, l’initiale qu’il choisit de conserver (René L.) et qui pourrait sembler factice – puisque le nom apparaît en entier sur les dessins mêmes – joue un rôle performatif, tant sur le plan symbolique qu’éthique. Sur le premier, elle fait signe vers une forme d’anonymisation qui relie René aux autres interné.e.s et l’inclut dans une vie des hommes et des femmes infâmes dont l’écrasante majorité est restée et restera sans nom. Sur le second, elle contribue à la préservation d’un secret, celui de l’individu et de ses proches dont l’historien refuse de fouiller l’existence.

S’ensuit un de ces récits composites et foisonnants dont Philippe Artières a le secret et où les archives, les images et les œuvres d’art le disputent au texte. « Enquête plurielle », « accrochages fragiles » et « associations improbables » : tel est le menu que l’historien annonce à la fin d’un bref avant-propos. On croit alors qu’il va commencer son récit, mais il faut attendre trente pages pour qu’Artières reprenne la parole : preuve s’il en fallait que son travail emprunte d’autres voies que la seule narration historienne. Entre-temps, dix-sept dessins de René L., croquis de maisons géométriques en noir et blanc, auront été restitués sans commentaire et offerts aux lecteurs, qui peuvent ainsi faire l’expérience de leur étrangeté. Puis, en regard, deux sculptures : un « cube modulaire » de Sol LeWitt et un coureur de Germaine Richier qui viennent encadrer des textes de Michel Foucault, Roger Gentis, Jean Oury, Fernand Deligny, Georges Perec et Jorge Luis Borges. Rapprochements tantôt évidents, tantôt incertains, le menu est respecté et le récit a, en fait, déjà commencé. On retrouvera un dispositif similaire à la fin de l’ouvrage – un nu de Fernand Léger, une sculpture d’Étienne Martin, une lettre de René L. et treize de ses dessins. D’autres sujets (fontaines, châteaux, bateaux, poissons ou oiseaux), d’autres tons (de la couleur cette fois) et d’autres rapprochements qui laissent entrevoir autant de nouvelles facettes dans l’histoire qui s’achève.

Au milieu de tout cela, une soixantaine de pages, le récit de l’enquête, mais lui aussi hybride, entrecoupé d’archives personnelles et officielles, de coupures de journaux, de lettres, de poèmes, de gravures, de plans, de photographies et de timbres, d’un jeu de cubes ou bien encore d’un ex-voto marin et de planches de Jacqueline Duhême. La lecture en est volontairement heurtée (on retrouve parfois la fin d’une phrase cinq pages plus loin) et produit des collisions, fait du livre un véritable espace d’exposition et une chambre d’écho où s’entrecroisent l’individuel et le collectif. On retrouve là ce qui fait l’une des spécificités du versant le plus expérimental du travail de Philippe Artières, qu’il publie dans des collections littéraires ou artistiques (1) : un même intérêt pour les dispositifs formels qui déjouent l’autorité de l’archive (et celle de l’historien) et permettent aussi de mont(r)er les textes et les documents sans les figer dans un récit trop bien ficelé.

Histoire(s) de René L., de Philippe Artières : l'ordre des dessins

Jeu de cubes représentant le paquebot France (années 1960).
Collection particulière
© Photo : Arthus Boutin

Histoire(s) de René L. s’inscrit dans cette volonté de « risquer » l’ordre du discours, son caractère assertif, définitif. Un geste qu’Artières reprend à Michel Foucault, comme il reprend ici la notion d’« hétérotopies » qui donne son sous-titre au livre et en constitue le fil rouge. C’est en effet à partir de l’analyse de ces « espaces autres » définis par le philosophe – sortes de hors-lieux pourtant localisables, à la fois coupés et reliés au reste de la société, « utopies effectivement réalisées dans lesquelles tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés » – que l’historien va tenter d’éclairer le trajet de René L. Car ce dernier chemine pour ainsi dire d’hétérotopie en hétérotopie : la colonie de Perrégaux en Algérie, d’abord, dans laquelle ses ancêtres alsaciens se sont installés après la défaite de 1870 et où René passe son enfance dans les années 1920 ; les hôpitaux d’Orléansville et de Blida dans lesquels il est interné à partir de l’âge de 23 ans, et celui du Bon-Sauveur, à Picauville, dans la Manche, où il sera rapatrié vingt ans plus tard, après la guerre d’Algérie, et où il produira ses dessins. Par une sorte de continuité mystérieuse, ces derniers figurent d’ailleurs d’autres genres d’hétérotopies – ces stades que lui inspirent les JO de Grenoble de 1968 suivis à la télévision, mais surtout ces navires dans lesquels il est arrivé jusqu’en France, qu’il voit peut-être sur les bords de la Manche lors de ses sorties et qui constituent chez Foucault « l’hétérotopie par excellence ».

De ces parcours d’espaces, qui sont aussi des parcours de temps, Artières parvient à tirer les éléments d’une histoire collective : celles de la colonisation algérienne et de la psychiatrie moderne, sinon celle de leur point de rencontre. En témoigne notamment la sublime lettre de démission de Frantz Fanon, alors jeune psychiatre à l’hôpital de Blida où René L. est interné et, plus largement, l’oubli dont sont victimes les Algériens de Blida après la fin de la guerre. Ces oublié.e.s de Blida, on les avait déjà croisés dans Vie et mort de Paul Gény (2013) où Artières partait pourtant sur les pas de son grand-oncle jésuite assassiné à Rome par un fasciste italien en 1925 : « Rien ou presque ne permettait de déceler leurs histoires […] oubliés par leur famille, oubliés de tous […] L’histoire les avait elle aussi mis de côté », écrivait-il alors en voyage à Alger, dépouillant le dossier de chacun d’eux et songeant à « cet étrange entrecroisement de l’histoire collective et de l’histoire psychique individuelle ». Il y exprimait le souhait de leur redonner « une voix, un corps, une présence, des droits ». Avec Histoire(s) de René L., c’est chose faite.


  1. On songe notamment aux jeux d’histoire publiés aux éditions Manuella : Le dossier Bertrand, ouvrage collectif publié en 2008, et Reconstitution en 2013 qui accompagne Vie et mort de Paul Gény, publié la même année au Seuil dans la collection « Fiction & Cie ». Voir aussi Miettes aux éditions Verticales en 2016, Au fond au Seuil la même année, ou bien encore Des routes, publié chez Pauvert en 2018, et Le bureau des archives populaires du Centre Pompidou (Manuella, 2019).
En attendant Nadeau a rendu compte, du même Philippe Artières, du Dossier sauvage, du Peuple du Larzac, d’Un séminariste assassin et d’Histoire de l’intime.

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