Deux jeunes poétesses polonaises, à deux époques différentes, pratiquent la même subversion de l’ordre existant, sans discours politique, seulement par leurs regards poétiques sur le monde. Elles le voient déglingué et cruel, ridicule et insensé, elles s’en déprennent pour trouver « la piste sauvage du bonheur ». L’une vit dans la Pologne contemporaine des jeux vidéo et d’internet, l’autre, dénoncée comme juive par ses voisins, a été assassinée à l’âge de vingt-sept ans par les nazis. Malgré l’éloignement des époques et de leurs écritures, les voix de Justyna Bargielska et Zuzanna Ginczanka se font écho, servies par le beau talent d’une même traductrice.
Justyna Bargielska, L’enfant des dons. Trad. du polonais par Isabelle Macor. Lanskine, 72 p., 14 €
Zuzanna Ginczanka, « Sur mes épaules mon propre ciel ». Six poèmes traduits du polonais par Isabelle Macor, in La Revue de Belles-Lettres, 2022, I. 160 p, 24 €
Entrer dans un livre de Justyna Bargielska, c’est entrer en contact avec une réalité anarchique où se côtoient étrangetés du quotidien et horreurs, comme dans son roman Les petits renards, ou son précédent recueil paru en français, Nudelman. D’apparence, L’enfant des dons semble plus ludique, il associe presque arbitrairement le monde ordinaire et des objets, des situations, des personnages, y compris des saints ou messies. Cela fait penser aux jeux surréalistes d’autrefois sans en être vraiment. Bargielska nous entraîne, au moyen de raisonnements d’allure logique (avec des éléments improbables), vers des conclusions souvent positives. Par exemple, elle jure avoir vu « un enfant / tout en haut d’un arbre à l’entrée de la forêt » ; elle ne manifeste aucun étonnement : « Ce qui nous a le plus attirée, dans cette situation, c’est la couleur du ciel » et, « comme dans une salle de cinéma entre deux séances », elle fait une série d’observations ordinaires : « l’absence de réseau téléphonique », « le parfum de l’air », etc. De la juxtaposition d’une situation périlleuse (un enfant perché) et du quotidien, elle déduit « la certitude que [l’enfant] s’envolera ».
Une autre fois, elle souhaite « commander un service / d’inhumation pour un chien très plat », elle fait appel au langage GPS (« tracker de sortie de deuil »), et l’opération se conclut sur une considération métaphysique : « hier dans la nuit / nous avons discuté de l’âme, longtemps ». Quelquefois, s’inspirant d’une technique de jeux vidéo – l’apparition/disparition ou spawn point –, le cours de la vie s’inverse : « Les fleuves coulaient vers leur source / et au lieu de prendre, recrachaient / les enfants que nous avions perdus de vue… » Le regard de Bargielska ne se limite pas à observer des incongruités, elle les interroge. Ainsi, quand sa fille bavarde avec une commande vocale nommée Siri, elle sait que « les hommes [en] seront fous », elle reprend dans son titre, en la féminisant, la formule du Credo chrétien à propos de Jésus, fils de Dieu, « engendrée, non pas créée », ce qui liera sa fille à l’éternité.
Le recueil apparaît petit à petit comme une variation spirituelle, sinon mystique, sur les liens d’amitié de l’autrice avec les morts – « quand ils arrivent, / lorsque tu n’es pas là car tu es partie les chercher, c’est dur » –, avec la vie éphémère, la mort inévitable, ou la résurrection. « Le retour au monde des vivants ne peut pas être agréable », non seulement parce que « la chienne des voisins / a vieilli et va bientôt crever » mais : « Tu ne t’y retrouveras jamais dans tout ça. » Le Christ et la Vierge passent de temps en temps, souvent traités avec irrévérence : « J’ai rêvé que le Seigneur Jésus était tombé amoureux de moi / et qu’il m’avait laissé une église » ; ou bien elle « sort de nulle part une bague » pour la Vierge Marie qui doit « y mettre le feu » et « ordonner aux anges de sauter à travers ».
Les trente poèmes qui composent ce recueil insolite lancent un défi aux sens, par leur incohérence et leur étrangeté, en utilisant des mots et des personnages anodins. À la lecture, émerge un petit envoutement rebelle et moqueur qui entraine dans un univers poétique foisonnant. Tout cela pour « une photo / sur laquelle s’effacera la différence / entre la perte et le profit ». À moins qu’au contraire ce ne soit « vraiment la fin, il nous faut être forts ». Justyna Bargielska ne tranche pas. D’ailleurs, comment le pourrait-elle ?
Elle souffre, dans notre monde douillet, de la violence des relations humaines – « Celui-ci me mangerait, je mangerais celui-là » –, des meurtres d’enfants – « je prends leur faute sur moi […], les embrasse et les rejette à la mer » – ou de leur abandon, et elle conclut en se souciant de l’avenir : « L’avenir est comme la version brouillon d’un sms adressé à quelqu’un / qui entre-temps meurt. »
On rencontre chez Zuzanna Ginczanka, qui vivait à une autre époque, la même fougue poétique. Dès ses premiers vers, écrits au début des années 1930, elle affirmait la même volonté de vivre, d’enflammer le monde flétri. À l’âge de seize ans, elle écrivait : « paradez, détruisez, / en miettes le monde détruisez », puis : « dans votre propre feu consumez-vous / et de votre vérité contaminez / le globe ». Un chant de liberté, une volonté de « ne pas plier sous le ciel » qu’elle transporte « fièrement » sur ses épaules.
Zuzanna Ginczanka est née à Kiev en 1917, dans une famille juive. Délaissée par ses parents, elle a grandi chez une grand-mère, à Rowne en Volhynie polonaise. Les guerres et les révolutions enrageaient dans cette région aux confins de la Pologne et de l’Ukraine, où deux nations se battaient et s’opposaient pour leur indépendance. En 1935, elle s’installa à Varsovie pour s’inscrire à l’université. Elle voulait avant tout être poète, et elle fut rapidement remarquée par de grands écrivains – Julian Tuwim, Witold Gombrowicz ou Jan Spiewak qu’elle fréquentait dans les cafés littéraires à la mode.
Une traduction complète de son œuvre est annoncée d’ici à la fin de l’année. En attendant, les six poèmes publiés dans La Revue de Belles-Lettres mettent en valeur le cheminement d’une production intense. Surtout connue pour sa fin tragique, révélatrice à la fois du sort des Juifs polonais et de la trahison que leurs voisins leur ont infligée, Ginczanka est aujourd‘hui découverte comme poétesse d’une « inquiétude existentielle, personnelle aussi », écrit Isabelle Macor. Une œuvre « où prédominent le pressentiment du danger imminent et de la catastrophe ainsi que le sentiment de l’étrangeté, du fait de sa judéité ».
Par la flamme de ses 16/17 ans, sa « vue s’est déprise du monde » et l’a conduite, « comme dans un rêve d’enfant », dans une relation érotique à l’existence : « finement je flaire avec mes narines / la piste sauvage du bonheur / […] dans les primevères virginalement fleuries / j’atteins la jouissance les délices ». Mais, « dans les taillis du passé et vers les temps reculés », revient et s’impose « une aïeule, une grand-mère juive » que poursuivent « de fiers chasseurs ». Ils « foncent », « la main agrippée au harnais et à la crinière / tout noirs sur leurs chevaux ». La menace est devenue une battue : « Quelle ardeur dilate leur pupille ? » En mai 1939 – quand Hitler annonce la guerre contre la Pologne –, les signes de la vie se contredisent : ceux « qui annoncent la guerre », ceux « qui annoncent l’amour : / le cœur et la tête tourne ». Elle a 22 ans, elle se demande ce qu’il « arrivera : l’amour ou bien la guerre », elle est prise par la nostalgie qui « s’étire en nuage » et « les nouvelles [qui] inondent la radio ».
Elle doit se cacher. Elle se réfugie chez sa grand-mère, puis à Lviv où elle est dénoncée, arrêtée. Elle s’enfuit, gagne Cracovie où, à nouveau dénoncée, elle finit par être prise et exécutée par la Gestapo au printemps 1944. Elle avait laissé un poème testamentaire, « Non omnis moriar », de structure calquée sur le célèbre testament du poète romantique polonais Juliusz Slowacki, où elle indiquait le nom de ses dénonciateurs. Poème bouleversant, ironisant sur la haine des « mouchards » et leur butin, ce texte servirait de preuve contre ses délateurs lors de leur procès après la guerre.