La main de la reine, de Daniel Morvan, se situe sur une île imaginaire, l’île d’Holly, dans un espace par ailleurs bien réel, en pleine mer celtique, entre la Manche et l’océan Atlantique, la France et les côtes anglaises. Un reporter, Lewis Boyce, embarque sur le remorqueur Morgane IV en direction du triangle des Sorlingues, à 45 km de la côte de la Cornouaille. Il a entendu parler des fées morganes et d’un phare qu’une jeune fille de quatorze ans a tenu seule pendant quarante-huit heures. Est-ce suffisant pour bâtir un reportage ? ou un roman ?
Daniel Morvan, La main de la reine. Le temps qu’il fait, 144 p., 18 €
Lewis Boyce se contentera d’un angle dit rare : « Trouver des choses à raconter là où rien ne se passe. Choisir un angle même minuscule, tenter d’y croire. Puis laisser tomber et suivre son instinct. Écrire sobrement, les mots brillants abiment tout le travail. » Le personnage principal du nouveau roman de Daniel Morvan a une idée de départ, malgré tout : écrire une série d’articles sur les morganes, ces fées cachées dans des endroits frais et humides, grâce auxquelles ou à cause desquelles advient le pire comme le meilleur.
Ce beau nom de morgane est composé du mot breton mor qui signifie la mer et de ganet (née) : ces magiciennes sont nées de la mer. On leur appose souvent le nom de Marie, ce qui donne les marie-morganes (grâce au grand élan chrétien qui a tout à la fois effacé les origines païennes des légendes bretonnes et permis leur conservation). Le prénom Marie vient lui-même de l’hébreu מר, amer, mais aussi de l’égyptien ancien mrit, aimée. Amertume, amour, mer, les fées bretonnes à l’état pluriel n’ont pas encore fusionné dans la figure unique de Morgane, sœur du magicien Merlin. À côté de Merlin, magicien déjà acquis au christianisme, Morgane représentera la résilience de ce monde féminin, magique, où la puissance religieuse n’était pas révélée mais dissimulée au fond des grottes et des lacs.
Sur l’île d’Holly, où il débarque, Lewis Boyce trouvera un phare, Awen Bell, un village, Syllan, des brisants, ceux du Grimpel, et même un port, Port-Abraham, bref tout l’arsenal d’une île bretonne telle qu’on la rêve encore aujourd’hui : une finis terrae, une résistance ultime avant l’infini marin, un espace à la fois métaphysique et terriblement concret où l’on se prend l’obstacle, ce que Victor Hugo appelle l’anankè, directement dans la gueule, avec la possibilité, l’illusion, l’espoir d’en découdre définitivement : « Le gouffre n’est pas seulement sous nos pas, nous sommes ce gouffre. Nous ne nous connaissons même pas, nous dansons, nous allons mourir, et nous éclairons la mer. »
En discrète guest-star de ce roman qui démarre avec la matière de Bretagne un jeu de prime abord espiègle avant de révéler sa dimension claire-obscure, l’écrivain Jean-Pierre Abraham (qui donne son nom au port fictif de l’île d’Holly) et surtout le livre culte qu’il a écrit au début des années 1960, Armen. À l’extrémité de la chaussée de Sein, à la pointe ouest de la Bretagne, Jean-Pierre Abraham, dédaignant un poste à la revue Tel Quel, a décidé en 1959 de travailler comme gardien dans le phare d’Ar-Men. Il y étalait par terre, la nuit, des reproductions des tableaux de Vermeer et d’abbayes cisterciennes, et apprenait par cœur des poèmes de Pierre Reverdy.
Dans le roman de Daniel Morvan, le personnage de Lucien, gardien du phare Awen Bell, reprend à la lettre le programme existentiel de Jean-Pierre Abraham : il regarde le portrait de cette fille en bleu qui lit, debout à une fenêtre : « Les yeux grands ouverts, cette Hollandaise nous regarde depuis l’au-delà des mers. C’est l’autre lumière, celle de l’autre monde. Comme tous ceux qui ont regardé ce tableau, nous attendons, nous aussi, de connaître ce qu’annonce sa lettre. » Obsédé par la lumière, comme l’était Jean-Pierre Abraham, Lucien rêve d’un sea-art event, un happening qui consisterait à projeter depuis le phare l’image de la jeune Hollandaise sur les vagues qui se dressent, sur cette « contrée qui voit s’édifier les plus belles montagnes et s’effondrer les plus beaux palais ».
Une jeune fille hollandaise, Saskia Meyer, venue à l’issue de la guerre sur l’île d’Holly avec sa mère. Un homme, Vanka, né en Sibérie. Un gardien de phare, Lucien. Une tenancière d’hôtel, Odette Merveilleux. Le roman leur offre à tous une langue raffinée et franche, qui va, directe, comme le bâton de lumière d’un phare, éclabousser de lumière les zones d’ombre, les brumes, les niches où se cachent les fées et peut-être aussi une certaine jeune fille, que l’auteur a connue parce qu’il était son père, et à qui on ne peut parler aujourd’hui qu’en rêve. D’un roman à l’autre, parmi lesquels Lucia Antonia, funambule, édité aux éditions Zulma en 2013, ou bien Mai 69, en 2009, que François Bon a repris aux éditions remue.net après que le tirage des éditions du Temps eut été épuisé, Daniel Morvan nous a depuis longtemps convaincus de son talent. Ses images poétiques toujours originales, ses forces langagières domptées pour nous rendre accessibles l’espace, le temps et la lumière où se meuvent des êtres intenses, à la crête de leurs existences, font de la lecture de ses romans une expérience saisissante, de celles qui nous libèrent de ce monde où l’on s’ennuie. Comme l’écrit Jean-Pierre Abraham : « Nous allons être totalement coupés de la terre. Plaisir enfantin. » Ne nous en privons pas.