Le troisième volume des Microfictions de Régis Jauffret poursuit la même entreprise cruelle de déconstruction de nos rapports au réel, de nos imaginaires et de l’horreur atroce de nos existences. Inventif et exigeant, ce travail obstiné de fabuliste amoral se lit différemment et pousse à s’interroger sur sa place dans l’œuvre de l’écrivain.
Régis Jauffret, Microfictions 2022. Gallimard, 1 026 p., 26 €
Comment lire les « microfictions » de Régis Jauffret ? La question semble quelque peu naïve au premier abord, mais c’est celle qui compte vraiment ! Comme pour les nouvelles bien souvent, le recueil impose un régime de lecture très particulier qu’il faut contourner, apprivoiser en quelque sorte. Comment lit-on ces 500 textes très brefs s’accumulant dans une continuité qui peut donner la nausée ? 500 nouvelles de deux pages maximum, cela ne semble pas grand-chose comme ça, mais le volume dépasse les mille pages ! Par bribes, de temps en temps en picorant, par paquets de dix comme les cigarettes ? Dans l’ordre ou bien au hasard, piochées dans la table alphabétique des titres ? On fera comme on voudra, mais il faut trouver un moyen de se débrouiller d’une lecture cumulative, presque paradoxale, d’un empilement qui enivre et d’une répétition qui sature…
Évoquer ces modalités de lecture ne relève assurément pas du mode d’emploi ou du constat plat. C’est se confronter au projet même des microfictions, ces textes courts qui questionnent en profondeur l’écriture de nouvelles et en poussent le processus à l’extrême, une brièveté systématique qui se contredit par un empilement vertigineux et presque nauséeux. C’est que l’on doit se débrouiller avec une forme narrative qui ne procède que d’une addition, d’une répétition qui oblige l’écrivain à une invention permanente, à un sens du récit tout à fait frappant, à une mécanique qui se regarde, s’expose, se démontre. L’excès de la forme force ainsi à ne pas considérer les textes brefs comme une succession de micro-récits mais comme un processus d’exposition, de démonstration de la nature et du rôle du texte. C’est comme si la répétition devenait une forme esthétique réflexive assez vertigineuse. Une manière de rejouer sans cesse un rapport au monde, au réel, qui relève de la cruauté.
Car ce qui frappe dans les récits d’une verve inimitable de Régis Jauffret, c’est une cruauté lucide, une manière presque sadique de mettre en scène les travers du monde contemporain, d’en singer les manières, les traits, de dénoncer, avec un humour qui confine souvent à la méchanceté, une société tout entière dépravée par ses individus, leurs égoïsmes, leurs violences, leurs hypocrisies. On passe ainsi du quotidien le plus commun à un délire invraisemblable, du familier à l’extraordinaire, du plus intime au collectif, comme si la diversité de ces textes – dont on se demande toujours comment, à quel rythme, Jauffret les écrit – ne consistait qu’en une sorte de terrifiante encyclopédie de la méchanceté. On y découvre une multitude de personnages plus ou moins loufoques, le plus souvent d’une amoralité déconcertante, qui se complaisent à décrire le monde, leurs vies, avec l’impassibilité d’entomologistes de la médiocrité contemporaine. Tout y passe : les enfants y sont dénaturés, insensibles, les parents des pervers sadiques ; on y assassine, empoisonne, dénonce à tout-va ; on laisse les vieux mourir du covid ou dans des mouroirs, on les dépouille ; on abuse de ses enfants, on viole, on se suicide… On y croise une mère collaborationniste abominable, une femme qui divorce car son époux se masturbe dans des ananas, une patronne atroce qui harcèle sa femme de ménage, une famille littéralement noyée dans l’explosion des canalisations de son appartement, un bourgeois qui donne tout son argent au Parti communiste…
Ces Microfictions consistent en un inventaire de nos médiocrités. Alors, oui, tout apparait exagéré, amplifié, accentué jusqu’à une certaine forme d’obscénité parfois dérangeante, mais on rit beaucoup en lisant ces textes, en acceptant de se plonger dans le marigot des non-dits, des violences ordinaires, des atrocités minuscules et invisibles… Et c’est cette exagération qui porte le livre, cette sorte d’ironie grotesque, de démonstration qui transmue l’amoralité du discours en une satire exemplaire et, finalement, paradoxalement, morale. Jauffret est une sorte de fabuliste de la fange. Et il appuie là où ça fait mal ! D’autant plus qu’il imagine un dispositif narratif d’une souplesse étonnante qui consiste en une énonciation par des successions de « je » interjetant dans le corps du récit des sortes de bouts de dialogues qui viennent briser la linéarité du discours pour le réorienter, le compléter, l’amender. C’est ainsi une sorte de double discours qui porte ces textes, les modèle pour transformer une succession de récits autonomes grotesques en une sorte de subjectivité collective soudainement exhibée par l’écrivain. Et c’est assez terrible, car tous nos travers, nos instincts les plus veules, nos pulsions les plus sourdes, deviennent l’occasion d’une raillerie permanente, absolument impitoyable.
Jauffret n’y va pas avec le dos de la cuillère ! Il nous jette à la face nos misérables cruautés ordinaires. Raillant nos rapports à la famille, à la filiation, à la parentalité, à l’héritage en premier lieu, à la vieillesse, à la souffrance, à la douleur aussi, à l’éducation, à la sexualité, à la perversion, à la laideur, à l’argent ou à la vengeance, ses Microfictions sont un inventaire de nos solitudes, des manières dont chacun déforme le réel, s’y impose ou s’en joue. Sa prose, toujours ambiguë, faussement simple, systématiquement ironique, est une sorte d’exorcisme absolu d’une époque misérable et atone. En se jouant d’un individualisme qui confine au monstrueux, il impose une sorte d’antimorale que seule permet la fantaisie de la littérature. Jauffret ausculte le réel, l’exagère, le distord et nous le renvoie, sous forme de précipités narratifs, avec une joie mauvaise ou une lucidité attristée.
On connaît bien le goût de Jauffret pour une certaine méchanceté cruelle. Ce n’est sans doute pas pour rien qu’il a écrit récemment un livre sur Flaubert. Son œuvre, depuis ses commencements – Univers, univers, Clémence Picot ou Asiles de fous – jusqu’à ces fictions inspirées de faits divers – Sévère, La ballade de Rikers Island ou Claustria –, s’emploie à dire, à exhiber les dysfonctionnements du réel, ses aberrations ou ses excès en quelque sorte. Il s’y joue toujours quelque chose de la responsabilité de l’écrivain face à son discours, face à la manière dont il le fait jouer. Comme si son œuvre, cette encyclopédie cruelle de nos travers ou de nos monstruosités, interrogeait toujours plus avant le rôle de l’écrivain face aux désordres du réel et de ceux qui le perçoivent. Ses Microfictions y occupent une place particulière, dissonante. Cette œuvre, seconde en quelque sorte par son ampleur et sa continuité en regard des autres livres, peut – doit ? – se lire comme une expérience continue, comme une œuvre à côté – en travers ? – de l’œuvre. Elle accompagne, sourdement, le travail, les expériences, réussies ou ratées, de l’écrivain. Et, comme d’autres (les Carnets de Pierre Bergounioux ou les Doggy Bag de Philippe Djian, par exemple), n’en constitue-t-elle pas, par une forme d’ironie là aussi, le centre de gravité, la basse continue, permanente ? N’apparait-elle pas comme plus importante ?