Nager à l’écran
Après les récits courts, la poésie, les « eautobiographies » et les chansons, le cinquième et dernier volet de notre feuilleton de l’été rappelle qu’on nage et qu’on plonge souvent au cinéma, pour diverses raisons.
La nudité relative ou totale des scènes aquatiques ou péri-aquatiques plaît à la caméra, autant que les couleurs, les reflets et les remous d’une eau dans laquelle des corps métamorphosés se déplacent. Plaisent aussi le plongeon et le plongeoir, merveilleusement dramatiques aux plans visuel et narratif.
Érotisme, beauté, danger… c’est ce que doit suggérer la nage. Ou leurs « contraires », lorsque la caméra opère dans le domaine comique ou burlesque. On se mouille donc beaucoup à l’écran : en mer, en eau douce, en piscine. Surtout en piscine, culture hollywoodienne oblige. Dans son petit documentaire d’une vingtaine de minutes, La piscine au cinéma (2018), Luc Lagier utilise les séquences d’environ quatre-vingt-cinq films, le plus souvent américains, pour illustrer la fascination du cinéma pour les bassins. Mais même en dehors de la piscine, ça nage.
Parmi les très nombreux films aquatiques, dix semblent susceptibles d’illustrer plusieurs fonctions de la nage au cinéma, ici suggérées par un en-tête un peu aléatoire. Ils sont présentés par ordre chronologique. Des films très connus, peut-être même les favoris des cinéphiles, ont dû être laissés de côté.
La natation sportive
1. La natation selon Jean Taris, Jean Vigo, 1931.
Ce petit documentaire de onze minutes est une commande passée à Jean Vigo, cinéaste de L’Atalante, qui filme ici l’un des grands champions de natation de son époque. Rien n’est héroïque et exalté dans ce curieux film que Vigo renia, paraît-il, presque aussitôt. Son non-alignement par rapport à l’idéologie du sport et du record est un brin contestataire.
La natation en biopic et spectacle musical
2. La première sirène, Mervyn LeRoy, 1952.
Le film retrace, assez librement, la vie d’Annette Kellermann, pionnière de la natation synchronisée ; son rôle est joué par la non moins célèbre Esther Williams, championne elle aussi et star du cinéma aquatique. Les chorégraphies sont, bien sûr, de Busby Berkeley.
La nage et ses monstres
3. L’étrange créature du lac noir (Creature from the Black Lagoon), Jack Arnold, 1954.
Nager en eau libre, Annie Leclerc et d’autres amateurs de piscine l’ont dit, c’est sortir de cadres rassurants et maîtrisables, c’est s’exposer au danger et à la peur du monstrueux. Qui n’a eu, lors d’une baignade en mer, le fantasme de créatures « montées en sûre trajectoire des profondeurs vers soi » et la terreur de sa fin proche ? Le cinéma s’est donc dûment emparé de ces craintes pour réaliser, et programmer, en été généralement, une farandole de thrillers horrifiques, tous assez médiocres. Chacun aura aisément son navet favori à l’esprit. L’étrange créature du lac noir, vrai nanar et l’un des premiers films en 3D, possède, lui, des charmes vintage, avec un monstre amphibie survivant du dévonien qu’une équipe de scientifiques tente de capturer dans le « lac noir » (amazonien du titre) où il « réside ». Il ne se laissera pas faire et, de plus, tombera amoureux d’une ichtyologue du groupe. La séquence où la caméra filme cette dernière nageant à la surface de l’eau tandis qu’il la suit quelques mètres plus bas dans les profondeurs puis vient, à un moment, lui caresser la jambe est inoubliable. Dans le rôle-titre et dans son costume en caoutchouc hérissé d’écailles, Ricou Browning est un merveilleux monstre.
La nage comme métaphore de l’existence
4. Le plongeon (The Swimmer), Frank Perry, 1968.
Ned Merrill décide, une matinée qu’il est chez des amis, de rentrer chez lui en nageant de piscine en piscine (nous sommes dans une banlieue élégante près de New York). Son parcours natatoire lui fait rencontrer différentes personnes qui ont joué un rôle dans son existence, et qui n’ont pas toujours de lui la même flatteuse opinion que lui-même. D’autres réalités psychiques, mais aussi sociales, s’imposent à lui au fil de son « aventure ». Différent de la nouvelle de John Cheever, « Le nageur », dont il est tiré, le film conserve cependant ses aspects allégoriques et critiques, mais de manière parfois trop didactique. En tout cas, on y voit un Burt Lancaster, toujours en caleçon de bain, passant de bassin en bassin et se confrontant (ou pas vraiment) à de rudes vérités sur lui-même et sur l’idéal américain de la « bonne vie ».
La nage au service des passions
5. La piscine, Jacques Deray, 1968.
Une piscine, un couple en crise, un autre (père et fille) qui « débarque ». On devine la suite. La nage permet de mettre en scène la beauté des nageurs et le désir de ceux qui les regardent. À la fin, on ne nage plus du tout, et Alain Delon maintient solidement la tête de Maurice Ronet sous l’eau jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La nage comme métaphore politique et existentielle
6. Palombella Rossa, Nanni Moretti, 1989.
Dans Palombella Rossa, Michele Apicella, alter ego de Moretti, est député du PCI et aussi joueur de water-polo. Le jeu est ici une métaphore politique et existentielle, la piscine le lieu où les alliances se font et se défont, où les conflits se règlent et où les erreurs se payent. Le match du film renvoie aux luttes politiques de la gauche italienne et aux luttes psychiques de Michele. La parabole ironique met ainsi en scène des défaites collectives et individuelles, le désir de vouloir faire corps avec l’équipe, l’eau, le parti, le peuple… et la déception de ne jamais y parvenir.
La natation et l’histoire
7. Watermarks, Yaron Zilberman, 2004.
Ce film documentaire présente l’histoire de l’équipe de natation féminine de l’Hakoah, un club de sport fondé en 1909 à Vienne par des juifs à qui les associations sportives de la ville refusaient l’admission. Dans les années 1930, les nageuses du club remportèrent des compétitions nationales. Puis les nazis firent fermer le club. Le réalisateur a retrouvé sept nageuses qui avaient réussi à fuir le pays avant la guerre, et leur fait raconter leur passé. La natation dont elles se souviennent est, entre autres choses, un geste politique et un acte de résistance. Elles se retrouvent à la fin du film, octogénaires, pour quelques longueurs dans la piscine de leur jeunesse.
La natation et l’amour
8. L’effet aquatique, Solveig Anspach, 2016.
Samir, grutier à Montreuil, tombe amoureux d’Agathe, maîtresse-nageuse à la piscine Maurice-Thorez. Pour l’approcher, il s’inscrit à des leçons de natation alors qu’il sait très bien nager. La première leçon d’un Samir enamouré soutenu dans l’eau par une Agathe qui ne se doute de rien est un prodige d’élégance. Les lieux, les sons, les teintes de la piscine ont beaucoup de délicatesse, et l’histoire d’amour, comme il sied à la comédie romantique, est semée d’embûches. Le mensonge de Samir ne fait pas long feu et Agathe se fâche. La réconciliation s’effectuera en Islande dans les piscines d’eau chaude du pays où s’est rendue Agathe, représentante de la Seine-Saint-Denis au 10e Congrès International des Maîtres Nageurs.
La nage de l’extrême
9. Ice Mother (Bába z ledu), Bohdan Sláma, 2017.
Une femme, seule depuis la mort de son époux, retrouve une nouvelle vie et un nouvel amour en se joignant à un groupe d’adeptes de la nage en eau libre. Ce pourrait n’être qu’une énième version d’émancipation, de parcours initiatique et de rencontre amoureuse, si l’histoire ne se déroulait en Tchéquie, si le personnage n’avait soixante-sept ans, si l’activité qu’elle découvre n’était la baignade hivernale en eau glacée et si le réalisateur n’avait un joli talent. Nager, ici, comme dans les vers du poète Paul Snoek, c’est « aimer de chaque pore encore utile / […] être infiniment libre et triompher en dedans ».
La natation et la fluidité des rôles
10. Le grand bain, Gilles Lellouche, 2018.
Quelques mois avant la sortie de cette comédie, une autre sur le même sujet occupait les écrans en Grande-Bretagne, Regarde les hommes nager (Swimming With Men) d’Oliver Parker. Hasard ? Non, le sujet avait été inspiré aux deux réalisateurs par l’expérience de quadragénaires suédois qui, lassés de leur existence absurde et n’écoutant que l’Annette Kellermann ou l’Esther Williams qui sommeillaient en eux, avaient formé le Stockholm Simkonst Herr, un groupe de natation synchronisée. L’organisation et la vie du SSH avaient déjà donné lieu en Suède à un film et à un documentaire. Crise de « milieu de vie », remise en question des rôles dévolus à l’un et l’autre sexe… telles sont les questions que posent les deux films, l’anglais avec plus de drôlerie, faut-il l’avouer, que le français.