Toutes les armées du monde ont jugé utile que leurs soldats sachent nager, soit pour échapper à la noyade lors de manœuvres, déplacements et combats, soit pour être efficaces dans l’exercice de la guerre. Yuko Ito présente l’art de la nage des samouraïs, son évolution et ses conséquences dans la culture natatoire du Japon.
Les Japonais ont développé des techniques originales de nage militaire dès la période Sengoku (« des pays en guerre »), entre 1467 et 1615, époque pendant laquelle les clans féodaux furent en conflit permanent les uns avec les autres. Chaque armée seigneuriale inventa ses propres techniques de nage adaptées aux lieux géographiques, à la nature des eaux, aux circonstances du combat… Les samouraïs devaient apprendre à flotter, à traverser avec armes et armures des étendues d’eau, à se garder de l’ennemi et à l’attaquer, qu’ils aient pied ou non. Avec l’ère Edo, ces techniques regroupées sous le nom de suijutsu (techniques de l’eau) devinrent un des dix-huit arts transmis dans les écoles de samouraïs et furent par la suite, suivant les endroits et les périodes, appelées suiren, tosuijutsu, etc. Différentes « traditions » prirent forme et des traités furent écrits. Dès le début du XIXe siècle, des compétitions entre différentes écoles furent organisées.
Le suijutsu est donc un savoir pratique adapté à chaque situation (comment nager en eau peu profonde, se battre au sabre loin du rivage, sauver un combattant de la noyade…), une science de l’analyse de l’eau (courants, profondeur…) à partir de données visuelles et tactiles, et un entrainement psychique favorisant l’immersion dans l’eau.
Treize traditions issues d’écoles différentes ont subsisté et sont à ce jour répertoriées. Elles sont généralement désignées comme le nihon eiho (« nages traditionnelles ») et mettent en œuvre des techniques parfois similaires, parfois spécifiques à certaines écoles. La Fédération japonaise de natation a été pour beaucoup dans leur préservation : elle a validé des styles et des mouvements (enseignés dans la Marine et dans des clubs), elle homologue les compétitions, organise des championnats annuels et des démonstrations.
Pour l’imagination occidentale, une des nages les plus frappantes du nihon eiho est le katchu gozen oyogi, c’est-à-dire la « nage en armure », d’autant plus étrange qu’elle est aujourd’hui toujours pratiquée en piscine : un nageur, en tenue de samouraï (laquelle pèse entre 15 et 20 kilos), se glisse dans l’eau et effectue, à la verticale, son casque à croissant de lune émergeant à la surface, une longueur de bassin. Mais cette nage en armure n’est qu’un des plus curieux reliquats du suijutsu : elle était déjà devenue sous l’ère Edo une nage d’apparat faite pour impressionner lors de réunions de gouverneurs provinciaux ou de notables. Les démonstrations de groupe d’aujourd’hui, où les nageurs portent des drapeaux, sont aussi, par exemple, les lointains souvenirs des batailles entre clans de l’ère Sengoku (où il fallait porter à la nage les fanions du clan) revus et corrigés par l’ère Edo qui en a donné une version artistique.
Le nihon eiho est fondé sur deux techniques de base qu’il faut maitriser parfaitement : de puissants mouvements de jambes et la connaissance de la nage sur le côté. Il cherche à développer l’endurance, la précision et l’aisance aquatique. Différentes conceptions shinto-bouddhistes ont aussi pénétré le nihon eiho et lui ont ajouté une dimension méditative.
Le mouvement original des jambes du suijutsu permettait non seulement le déplacement mais aussi le maniement, en position immobile, des armes de combat. Toujours pratiqué de nos jours, le tir à l’arc en pleine eau exige ainsi, entre autres choses, un très habile « pédalage » aquatique, pour maintenir la stabilité nécessaire à l’accomplissement des gestes de l’archer. Celui-ci, tout comme la maitrise de techniques de battements de jambes de côté (futaenoshi), s’est avéré très utile au XXe siècle pour former des champions (le Japon remporte de nombreuses médailles olympiques dans les années 1920 et 1930 et en gagne encore aujourd’hui), pour adopter rapidement les nages occidentales (la nage synchronisée introduite au Japon en 1953 fut vite assimilée), et pour enseigner la confiance aquatique à de nombreux nageurs de loisirs.
Le nihon eiho effectue une tripartition des nages évidemment différente de celle de la pratique sportive occidentale : il les divise entre nages ou techniques qui se font « à plat », « de côté », et « debout ». Cette classification mélange donc des « nages » qui sont de « déplacement » et d’autres qui ne le sont pas. Il existe ainsi de nos jours dans les championnats de nihon eiho des nages de vitesse, mais aussi beaucoup de nages pour lesquelles le chronomètre ne joue aucun rôle, qui sont jugées sur la beauté de leur geste ou leur complexité acrobatique.
Lors des championnats, on voit ainsi des compétitions assez semblables à celles qui se déroulent en Occident mais surtout des spectacles aquatiques typiquement japonais : groupes de nageurs évoluant avec des ombrelles, ou d’autres se retournant dans l’eau en tenant des éventails entre leurs mains et leurs doigts de pied, ou encore flottant sur le dos tout en réalisant des calligraphies…
Dans ces meetings nautiques, on voit aussi l’extraordinaire ina tobi (« mulet volant »), une technique pour laquelle il faut dresser son buste verticalement et brusquement hors de l’eau presque jusqu’à la taille, tout en ramenant les bras en avant pour venir frapper l’eau. Ce mouvement effectué sur place était recommandé aux samouraïs pour voir au loin ou se dégager d’algues dans lesquelles ils se seraient pris, ou surgir inopinément pour passer à l’abordage des navires ennemis. Réalisée en déplacement, avec des moments de plongée subaquatique (mais elle a alors un autre nom), cette nage est censée permettre de se propulser plus efficacement à contre-courant.
Mais le nihon eiho n’est pas réservé aux grands sportifs : toute une génération de nageurs d’un âge certain utilise des mouvements qui, pour un œil non averti, ressemblent à ceux de la « brasse indienne » ou du « crawl water-polo » occidentaux ; ils sont très efficaces et permettent de garder la tête hors de l’eau. Ils sont particulièrement confortables pour des personnes âgées car ils ne nécessitent pas de pratiquer la respiration complexe – avec ses temps d’apnée subaquatique – des nages occidentales modernes.
Le suijutsu a donc offert aux Japonais des « outils » patrimoniaux qui les rattachent à leur histoire et qui sont utiles pour tous les types de nageurs. Il leur a permis, assez tôt, de former des champions pouvant se lancer dans le sport de compétition international.
Aujourd’hui, les féroces samouraïs ont disparu, et les pacifiques créatures de l’eau du nihon eiho peuvent s’exercer dans une des 132 nages répertoriées et homologuées par la Fédération japonaise de natation. Pour la plupart de ces nageurs, le but compétitif n’existe pas, leur intention première est en général de se sentir japonais et d’acquérir une discipline spirituelle, laquelle a pour but le mizu no kokoro, ce point où l’esprit (kokoro) devient comme de l’eau (mizu).