La « Bibliothèque de la Pléiade » poursuit la publication des Œuvres complètes de Franz Kafka, toujours sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, avec deux nouveaux volumes rassemblant les Journaux et les lettres de l’écrivain, de 1897, l’année de ses quatorze ans, à 1924, celle de sa mort au sanatorium de Kierling, non loin de Vienne.
Franz Kafka, Œuvres complètes, III. Journaux et lettres (1897-1914). Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. Trad. de l’allemand par Laure Bernardi, Isabelle Kalinowski, Jean-Pierre Lefebvre, Claire de Oliveira, Stéphane Pesnel et Jean-Claude Rambach. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 632 p., 68 €
Franz Kafka, Œuvres complètes, IV. Journaux et lettres (1914-1924). Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. Trad. de l’allemand par Laure Bernardi, Isabelle Kalinowski, Jean-Pierre Lefebvre, Bernard Lortholary, Claire de Oliveira, Stéphane Pesnel et Jean-Claude Rambach. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1 824 p., 72 €
Le Procès, celui de Franz Kafka mais signé Orson Welles, s’ouvre sur l’apologue de la Porte de la loi : une suite d’images noires, blanches, grises, granuleuses, comme du fusain sur de l’ardoise. Welles a recours à l’écran d’épingles inventé par Alexandre Alexeïeff et Claire Parker : plusieurs milliers d’épingles sur un plan fixe, plus ou moins enfoncées selon la volonté du dessinateur, et faisant plus ou moins saillie ; la lumière rasante viendra ensuite donner du relief à ces milliers de pointes hérissées. Orson Welles ne pouvait pas faire un choix plus judicieux, l’écran d’épingles semble être au cinéma le juste équivalent de l’écriture de Kafka : la manipulation précise, patiente, acérée d’un grand nombre de pointes élémentaires, le conteur assis derrière l’écran mais regardant de part et d’autre, la sècheresse au premier regard, l’austérité même ou la cruauté du dispositif – mais à l’image, selon le talent de l’artiste, des formes mouvantes et fluides, des ombres, des lumières et du clair-obscur, des silhouettes, des visages, de la souplesse et même de la douceur. Dans sa préface aux deux volumes des Journaux et lettres de la Pléiade (un vertige de trois mille pages), Jean-Pierre Lefebvre note à propos de son écriture manuscrite : « Bien vite, Kafka n’a plus sacrifié au staccato de la vieille écriture allemande disciplinée, docilement penchée vers la droite […]. Il a adopté l’écriture romane, plus ronde et plus variée, que les Tchèques utilisent depuis des siècles ».
Jean-Pierre Lefebvre, aussi cotraducteur, profite de sa préface pour s’interroger une fois de plus sur le mystère de l’écriture kafkaïenne, sans prétendre trouver immédiatement toutes les réponses (Franz Kafka se serait méfié de cette immédiateté) : comment une écriture si simple en apparence, parfois considérée comme pauvre ou maladroite (un allemand d’école maitrisé par un Tchèque), se combine pour engendrer le contraire de la pauvreté et de la simplicité ? Lefebvre rappelle l’usage d’un lexique minimal, d’un nombre limité d’adverbes (selon Roberto Calasso, « Kafka a eu l’intuition qu’il ne fallait désormais nommer qu’un nombre minimal d’éléments du monde environnant »), la volonté de l’auteur d’éviter les effets et d’adhérer à la circonstance de son écriture ; il propose aussi, peut-être pour résoudre le paradoxe ou pour trouver, comme aurait dit Kafka, une issue de secours, de qualifier son écriture de transcendantale : « elle dispose en dernière instance d’une puissance poétique qui transcende toute finalité communicationnelle ». C’est sans doute la moindre des choses de la part d’une écriture littéraire, c’est vrai également pour l’écriture épistolaire de Kafka, mais cela mérite d’être rappelé dans le cas d’une écriture qui retient ses motifs comme l’écran d’Alexeïeff retient ses dessins dans chacune de ses épingles. (Le contexte, toujours selon la préface, est propice à l’interprétation, et l’interprétation nourrit de l’intérieur cette écriture faussement simple : c’est au lecteur de lire Kafka « à la manière d’un destinataire de lettre déjà informé du contexte de l’énoncé » – voilà sans doute pourquoi la littérature de Kafka s’est si abondamment épanouie dans sa correspondance.)
Selon Jean-Pierre Lefebvre, « Kafka fuit comme autant de risques inutiles les métaphores » : on veut le croire, il y a même quelque part dans ses écrits, son Journal ou ses lettres, une attaque presque frontale contre les métaphores – et pourtant le lecteur ne peut s’empêcher d’assister, en s’émerveillant, à la formation régulière et constante d’images dans le Journal, comme dans la correspondance. Lefebvre termine sa préface par une métaphore kafkaïenne devenue célèbre, celle faisant de la littérature une hache venue briser la mer gelée en nous (cette hache apparait dans une admirable lettre de 1904 à Oskar Pollak : « Je pense d’ailleurs que l’on ne devrait lire que des livres qui vous mordent et vous piquent », et non pas des livres qui, en dépit de nos attentes, nous rendent heureux). Il nous invite aussi à voir une autre métaphore de la littérature dans la toute première entrée du premier cahier du Journal : « Quand le train arrive, les spectateurs se figent ».
Au fil des pages, au fil des jours, la métaphore semble être un recours évident, sans emphase, non pour s’éloigner de la clarté au profit de la rhétorique ou de l’emphase (ou d’une autonomie de l’image sur le point de devenir un symbole et d’en avoir l’autorité), mais bien pour la clarté elle-même, pour un surcroit de lucidité ; si l’image est frappante, comme la hache, Kafka ne veut jamais en faire un oracle fumeux. Elle est souvent liée au corps, comme si le corps était le point de fixation de l’image ; elle est liée également à l’écriture, à l’idée, au désir ou à la pratique de l’écriture : « Je vais plonger dans ma nouvelle, dussé-je en avoir la face tailladée » (la déchirure est un autre de ses motifs récurrents ; dans une entrée de son journal, en 1922, Kafka distingue l’horloge intérieure et l’horloge extérieure : « Que peut-il arriver, sinon que ces deux univers distincts se séparent ? Et ils le font, ou du moins ils s’entredéchirent abominablement »).
Ce corps comme point de fixation ne doit pas nous tromper : Franz Kafka est un écrivain trop subtil pour voir dans le corps un pourvoyeur d’authenticité, la vérité toc du corps malade ou martyr ; s’il saute d’emblée sur le corps, le sien et celui des autres, armé de ses métaphores, c’est pour faire de l’organique un objet de littérature, une chose de fiction, sans laisser son écriture à la merci d’un corps devenu l’arbitre du vrai et le garant du réel. Noter la présence d’une verrue « tant aimée » quelque part sur la joue d’une ancienne bonne d’enfant n’est pas un travail de médecin légiste, mais l’œuvre d’un artiste. Quand viendra le temps de la maladie, sa période rouge, Kafka sera suffisamment entrainé pour interpréter ses symptômes en lecteur, et selon ses besoins.
Jean-Pierre Lefebvre ose également affirmer : « son écriture n’a pas de style » – thèse audacieuse, un peu comme si on décrétait l’absence de forme d’une théière sous prétexte qu’elle épouse la forme d’une théière. Difficile de réfuter un spécialiste aussi compétent, aussi généreux (il est incollable sur le Mauscheln par exemple, page 1575, ce qui n’est pas donné à tout le monde) ; difficile pourtant de ne pas voir un style dans ce recours à l’image bâtie comme un raisonnement, si caractéristique de sa manière : « Ce sentiment de fausseté que j’ai en écrivant pourrait être figuré par l’image d’un homme attendant, face à deux trous dans le sol, une apparition qui n’a le droit de sortir que du trou de droite. Cependant, alors que ce trou-là reste obturé par une fermeture pas très visible, des apparitions surgissent du trou gauche l’une après l’autre, tentent d’attirer le regard et au bout du compte y parviennent aisément grâce à leur masse croissante qui finit même, bien qu’on s’y oppose, par recouvrir la véritable ouverture ». Ses effets de brièveté (« Toujours cette image d’un large couteau de charcutier qui pénètre en moi par le côté avec une rapidité extrême ») sont peut-être spontanés, ils sont aussi réfléchis, choisis et travaillés – il faut s’en remettre au jugement de Franz Kafka lui-même sur l’un de ses collègues, plus gaspilleur : il « réussit des choses honnêtes dans le genre court » mais « dilate son talent d’une manière si pitoyable qu’on s’en trouve mal ».
Un vortex tragicomique : c’est le nom donné dans le répertoire des correspondants aux centaines de lettres adressées à Felice Bauer, mêlées à toutes les autres ; le lecteur désireux de pénétrer ce vortex pourra suivre en effet sur quelques années et des dizaines de pages l’histoire décoiffante de ces amours toujours repoussées, jamais accomplies, au point de se convertir entièrement en écriture. En écrivant ses lettres à Felice Bauer, Franz renommé Frank met peu à peu au point une stratégie du paradoxe, bientôt imparable, appliquée encore des années plus tard avec une égale virtuosité, quand viendra le temps d’aimer Milena. « J’ai beaucoup à te dire, toute mon existence n’est en fait rien d’autre que quelque chose que je voudrais te confier, si c’était possible » : Felice Bauer le devinait sans doute, cette déclaration contient son revers, les confidences de Franz Kafka sont l’entièreté de son existence, il ne faut pas en supposer d’autres, ce qui se tient en dehors de l’écriture est une anomalie, une frange instable, le plus étonnant est d’y voir des hommes et des femmes s’y promener le dimanche. La correspondance (et l’amour) prend fin le jour où Franz Kafka pense avoir épuisé toutes les variations possibles sur le thème : acceptes-tu de partager ma vie d’absolu solitaire ? (« malade, faible, asocial, taciturne, triste, raide, presque sans espoir » , écrit-il dans une lettre de juin 1913).
Si la déchirure est à la fois un motif récurrent, l’origine d’un désir d’écrire et une clef de lecture, elle a toute sa place dans la correspondance : les lettres à Bauer, à Pollak et aux autres étant, elles aussi, les pages de ce « roman » dont Kafka ne veut en aucun cas se détacher (« ce serait grave si je le pouvais, car c’est par mon écriture que je reste en vie », précise-t-il dans une lettre de janvier 1913). Kafka écrit à Felice Bauer : « Je me dénie le droit de te garder […]. Ce n’est pas la distance qui est l’origine du mal, au contraire, c’est justement dans la distance qu’un semblant de droit sur toi m’est donné » – accorder tous les droits à la distance, c’est ce qu’il continuera de faire le jour où il plongera dans un autre vortex, accompagné cette fois de Milena Pollak (la libre, l’effrontée, la tumultueuse, l’érotique Milena Pollak). À nouveau, Franz mettra toutes les chances de son côté pour ne jamais voir la distance se réduire (Milena vit à Vienne, elle est mariée, on suppose qu’elle aime Franz avec curiosité) ; une fois tissée la trame du paradoxe, une fois cousue, bien attachée, Kafka s’y installera pour déclamer : « Seul le désir est vrai [..]. Mais la vérité du désir n’est pas tant sa vérité que bien plutôt l’expression du mensonge de tout le reste par ailleurs. Ça a l’air tordu, mais c’est comme ça ». On ne peut pas lui donner tort : c’est à la fois tordu et comme ça.
« Kafka considérait l’ensemble du Journal […] comme une totalité significative, en dépit, voire en raison de sa nature composite » : on pourrait en dire autant de ces deux volumes à la fois composites, délicieusement exhaustifs, hétéroclites et en même temps parfaitement unis – il est parfois difficile de distinguer, dans le Journal, les notes purement « diaristes » des ébauches de nouvelles et des récits de rêves. Supports divers, liasses arrachées et déplacées, ordre non chronologique, dates erronées inscrites a posteriori, séries d’abandons et de reprises, hiatus, mélange des genres, brouillons de lettres et ébauches d’articles, notes de lecture, voilà l’ordinaire des journaux : une complexité longtemps effacée par les éditions, enfin rétablie ici (comme elle l’était dans la traduction de Robert Kahn pour les éditions Nous). Les deux volumes donnent à lire l’ensemble des cahiers dans leur désordre adéquat, les journaux de voyage, les fragments, les esquisses, les aphorismes « de Zürau », les discours et les conférences, quelques articles, toutes les lettres en plus de celles, nombreuses et célèbres, à Felice Bauer et Milena Pollak, la Lettre au père devenue une pièce à part, la moindre ébauche, jusqu’aux feuillets de conversation tenus par Kafka au cours de ses derniers jours de maladie et de mutisme. À cette liste des ingrédients, déjà appétissante, il faut ajouter l’appareil critique, un répertoire développé des correspondants, avec notules et références des lettres, et dans le second volume un index de 50 pages : de quoi faire de ces volumes deux livres de plage pour un millier de vacances à venir.
Selon l’humeur de ses vacances, le lecteur lira les aphorismes de Zürau, ou l’une ou l’autre des lettres dans lesquelles il est question de Karl Kraus ; il cherchera dans l’index le nom de Münchhausen ; il est assuré de puiser un grand nombre d’informations à la lecture du répertoire des correspondants : on y apprend par exemple comment Felice Bauer, réfugiée aux États-Unis, est amenée à vendre les lettres de Franz Kafka pour payer ses soins médicaux. On y découvre aussi, entre les lignes, comment le microcosme de Franz Kafka (conférences, cafés, bohème, synagogues), quelques années après sa disparition, disparait à son tour, émietté ici ou là : Ravensbrück pour Milena Pollak, Auschwitz pour Ottilie Kafka, sa jeune sœur, Treblinka pour d’autres, et, pour de plus chanceux, Tel Aviv (Max Brod), Jérusalem, Londres ou New York. Dans un texte de 1973, Philip Roth suppose Kafka rescapé de la maladie et de l’extermination, réfugié quelque part en Amérique : il occupe le poste de professeur d’hébreu, il est affublé d’un surnom désobligeant, il cherche une fiancée. Dans un de ses « feuillets de conversation », en 1924, Kafka note : « C’est pour ça qu’on aime les libellules. »