La mer n’est pas calme

Notre hors-série de l'été 2022 : NagerL’eau n’est pas très sympathique pour les Grecs anciens. L’helléniste Pierre Judet de La Combe nous rappelle qu’elle est sombre, fourbe, insaisissable. Elle change tout le temps. Chez Homère, elle punit le plus souvent et, parfois, elle lave et délasse.

Si on spécule beaucoup, comme semble l’avoir fait Thalès à la fin du VIIe siècle avant notre ère, on peut dire que l’eau, précisément parce qu’elle change tout en restant fondamentalement eau, est le principe de toute chose ; en se modifiant, elle fait être à la fois la diversité et l’unité du réel. L’aventure scientifique et philosophique, qui dure encore, était ainsi lancée avec de l’eau. Mais cette aventure est dangereuse : un soir, alors qu’il regardait les étoiles, qui pour lui étaient de l’eau, Thalès est tombé dans un puits. Et surtout, on pouvait ne voir dans cette quête d’un principe premier, aquatique ou autre, qu’une illusion. Héraclite (VIe-Ve siècle avant notre ère), qui n’avait pas la tête en l’air, a pu dire qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve [1]. L’eau, qu’on s’y baigne une fois ou plus, est à éviter, si possible. C’est le lieu de toutes les incertitudes, de tous les dangers. Comme dit Homère, « les grands chemins de la mer grise retiennent tant de gens malgré eux [2] ». Les baignades connues sont rarement réjouissantes. On se bat avec l’eau, sans amitié.

Nager (été 2022) : chez Homère, la mer n'est pas calme

La Grèce et la mer ionienne, vue de la strastosphère (2013) © CC4.0/Konstantinos Tamateas

Achille, le grand tueur, fils de la déesse marine Thétis, peut dans l’Iliade massacrer les Troyens aussi bien sur la terre ferme que dans les eaux du fleuve Scamandre. Cela lui est indifférent. Les morts immergés auront seulement la malchance supplémentaire d’être dévorés par les poissons, sans qu’on les pleure. L’eau anéantit. Le pauvre Lycaon en fait les frais. Achille refuse de l’épargner, le tue, jette son corps dans le fleuve et le maudit (chant XX, vers 122-127 [3]) :

« Va reposer là, avec les poissons. Aucun deuil ne les affligera ;

ils lécheront le sang de ta blessure, et aucune mère

ne te pleurera, déposé sur un lit. Le Scamandre

t’emportera dans ses remous vers le vaste sein de la mer. 

Surgi dans la houle, sous les frissons noirs de l’eau jaillira

un poisson qui mangera la graisse blanche de Lycaon… »

Mais l’eau se venge. Le fleuve Scamandre, fils de Zeus, en a assez d’être encombré par les victimes d’Achille et de ne pouvoir écouler normalement ses eaux. Il se gonfle, enserre le massacreur pour le noyer (v. 234-242) :

« Le fleuve attaqua dans une tempête de houle,

souleva, pêle-mêle, tous ses flots, précipita une foule

de corps qui s’amassaient en lui, les morts d’Achille.

Il les jeta dehors, beuglant comme un taureau,

vers la terre. Les vivants, il les sauvait dans ses belles eaux,

cachés par les grands tourbillons de ses profondeurs.

Effrayante, il dressa autour d’Achille une vague confuse.

Le flot, s’abattant sur le bouclier, le pressait. Ses pieds

n’avaient pas d’appui. »

Achille croit s’en sortir en s’accrochant à un arbre. Il quitte le lit du fleuve et court sur la plaine, mais le Scamandre déborde et le poursuit (v. 256-271) :

« Il fuyait. Derrière, le flot suivait en grand vacarme.

Comme quand le fontainier, depuis une source d’eau noire,

dirige parmi plantes et jardins le cours de l’eau,

la pioche à la main, délogeant du canal ce qui l’encombre –

quand le flot se répand, dessous, tous les cailloux

sont bousculés, et, vite, le déferlement gronde

dans la pente ; il devance même celui qui le conduit –,

ainsi, la houle du flot atteignait à chaque moment Achille,

même s’il allait vite. Les dieux sont supérieurs aux hommes.

Chaque fois que le divin Achille confiant dans sa course s’efforçait

de se mettre de face, en adversaire, pour savoir si tous

les immortels le pourchassaient, tous ceux qui tiennent le vaste ciel,

chaque fois une grande vague du fleuve tombé de Zeus

d’en haut lui écrasait les épaules et lui, à coups de pied vers le haut, sautait,

tourmenté dans son cœur. Mais le fleuve tenait ses genoux

par un courant d’en bas, véhément, et minait le sable sous ses pieds. »

Faire le guerrier, affronter, les pieds bien plantés dans le sol pour tenir les chocs, ne sert à rien. Il n’y a plus de monde ordonné, de haut et de bas, de ligne de front. Il n’y a plus l’aquatique et le terrestre, l’eau est partout. Un déluge. Achille ne s’en sort pas tout seul. Il appelle les dieux qui, par haine des Troyens, sont avec lui. Ils le sauveront. Héra, l’épouse de Zeus, que Pâris le Troyen a eu l’outrecuidance de ne pas choisir lors de son fameux jugement, demandera à son fils Héphaïstos, le feu, d’assécher le fleuve. Le combat d’Achille devient un immense spectacle cosmique où l’eau et le feu s’affrontent. La foule des tués d’Achille qui flottaient dans les eaux sera emportée par l’incendie. Elle aura ses bûchers et ses funérailles. L’eau brûlera et, de douleur, le Scamandre cédera. Achille pourra se sauver et aller tuer Hector, comme c’est son destin, au sec.

Ce bain tumultueux d’Achille, longuement raconté dans l’Iliade, est à la fois poignant (le héros manque y mourir sans héroïsme, comme un « garçon porcher qu’enlève le torrent d’hiver qu’il veut traverser », v. 282 sq.) et inutile (puisque Achille est finalement épargné). Il n’a de valeur que symbolique. Le poète s’amuse et cherche à surprendre. Il mobilise l’arsenal traditionnel du grand mythe du déluge, qui, en Grèce, en Mésopotamie, dans la Bible, marque la fin catastrophique d’une époque humaine avant qu’une autre ne prenne le relai, et il le déplace. Il s’agit de déchainer les éléments dans un chaos cosmique pour une seule raison : non pas, comme c’est l’usage, pour signaler la fin d’une humanité, mais, simplement, pour freiner Achille « aux pieds légers » dans sa course meurtrière, pour qu’il n’aille pas prendre Troie trop vite, avant l’heure voulue par Zeus. Il en aurait la capacité. Le héros est tellement en colère après la mort de son ami Patrocle qu’aucune force humaine ne peut l’arrêter ; il faut au moins l’eau d’un déluge. L’arsenal eschatologique sert à magnifier la puissance du héros blessé dans son amitié.

Nager (été 2022) : chez Homère, la mer n'est pas calme

Au nord de l’île d’Ithaque © CC3.0/Jean Housen

Mais son emploi sert aussi à faire entendre, en sous-texte, le sens de ce débordement de violence individuelle. L’inondation de la plaine de Troie, où pullulent et flottent les cadavres des Troyens tués sauvagement par Achille, annonce la fin horrible de Troie et d’une grande époque mythique. Troie, ville d’abord heureuse, comblée, belle, d’abord aimée des dieux et amoureuse, était le joyau le plus évident de cette époque. Or cette beauté n’est plus de ce monde, plus du monde des auditeurs d’Homère. Elle devait donc disparaitre. Dans la mythologie mésopotamienne, déluge et guerre d’extermination sont confondus comme ici. Avec le débordement de la colère d’Achille, qui prend la dimension cosmique d’un cataclysme, est bien à l’œuvre la fin d’une époque héroïque, où les hommes étaient plus forts, plus près des dieux que nous. Achille lui-même n’y survivra pas (contrairement à Ulysse, son antithèse). L’eau, dans sa grandeur, dit bien la fin des temps (d’un temps). Elle dit aussi la puissance de la poésie qui sait dans sa houle détailler la colère insensée du demi-dieu et ses effets grandioses. L’insaisissable y devient forme.

Ulysse est plus rusé. Il n’est pas comme Achille enfant d’une déesse, mais banalement humain, et se laisse porter quand la vague est plus forte que lui. Dans l’Odyssée, il lui arrive de nager dur, une fois, au cours de sa dernière épreuve en mer, pendant son trajet entre l’île de Calypso et celle des Phéaciens. La déesse solitaire Calypso, confinée à l’extrême ouest dans son crépuscule « qui cache », selon le sens du verbe kaluptein, souvent employé pour dire la mort, est une déesse de la disparition qui immortalise dans un jardin d’Éden loin de tout ; un bonheur hors du monde. Sur ordre de Zeus, elle laisse tristement partir, après sept années, son amant humain à qui elle avait proposé l’immortalité. Mais il préfère sa vie normale, incertaine, de mortel à une apothéose obscure, répétitive et lassante. Libéré, il construit un radeau et fait route droit vers l’est. Mais, encore une fois, les dieux sont plus forts.

Poséidon, le dieu de la mer, le repère et déchaine contre lui une tempête. Il lui en veut avec acharnement, car Ulysse, lors de l’une de ses escales, a aveuglé son fils le Cyclope. Le dieu le poursuit de sa haine, qui ne cessera pas quand Ulysse sera rentré chez lui. Mais, au moins, le polythéisme permet de penser la complexité du monde. Poséidon n’est pas seul. Contre lui, il y a Athéna, qui aime Ulysse depuis toujours, et surtout va surgir une divinité inattendue, Leucothéa – « déesse blanche », dit son nom. Elle donnera à Ulysse l’instrument de son salut : un voile divin, qui le protègera de la violence marine de Poséidon. Les vagues ont abattu le gréement du radeau. Ulysse a été projeté dans l’eau. Bien qu’alourdi par les riches vêtements que Calypso lui a donnés, il remonte à bord, ruisselant. Sans gouverne, le radeau va de-ci de-là, poussé par des vents confus. Émue, la déesse Leucothéa sort de la mer et lui parle (chant V, v. 333-355, j’essaie de traduire) :

« La fille de Cadmos le vit, Inô aux belles chevilles,

Blanche Déesse par son nom, Leukothéê. Avant, elle était mortelle dotée de voix humaine ;

Maintenant, elle a sa part de divinité en haute mer.

Elle eut pitié d’Ulysse qui errait plein de douleurs.

Pareille à une mouette, elle s’envola de la surface de l’eau,

s’assit sur le radeau tenu par mille liens et lui dit ces mots :

“Pauvre damné, pourquoi Poséidon, le dieu qui secoue la terre,

a-t-il cette rage effrayante et fait s’épanouir contre toi mille malheurs ?

Mais il ne t’anéantira pas, malgré sa hargne.

Fais ce que je dis. Tu ne m’as pas l’air d’un ignorant.

Quitte tes vêtements et laisse le radeau filer avec les vents !

            Nage à la force de tes mains jusqu’à toucher le salut

en terre des Phéaciens, où ton destin est de trouver refuge.

Tiens ! Tends ce voile sur ta poitrine !

Il est immortel. Pas de crainte que tu souffres ou que tu meures !

Mais quand tes mains toucheront la terre ferme,

tu le détacheras et le jetteras dans la mer au visage de vin,

très loin de la terre, et tu te détourneras, bien en retrait.”

Cela dit, la déesse lui donna le voile.

Elle replongea dans la houle de la mer,

pareille à une mouette, et la houle noire la dissimula. »

Pourquoi cette déesse ? Avant, elle était mortelle, et malheureuse. Les renseignements sur sa vie, sous le nom d’Inô, fille de Cadmos, le fondateur de Thèbes, sont plus tardifs que l’Odyssée, mais son destin marin chez Homère va bien avec ce qu’on raconte ailleurs. Héra la haïssait, car elle avait élevé l’enfant Dionysos, que sa sœur Sémélé avait mis au monde après un adultère de Zeus (adultère qui couta la vie à la mère, carbonisée par son amant foudroyant, pour être finalement comme Inô transformée en déesse, mais cette fois dans la lumière de l’Olympe, après le feu divin, et non dans la mer). Inô, poursuivie par son mari, Athamas, que Héra avait rendu fou, se serait jetée dans la mer, avec un ou deux de ses enfants.

Nager (été 2022) : chez Homère, la mer n'est pas calme

« Ulysse implorant l’aide de Nausicaa », de Pierre Henri de Valenciennes (1790)

Ces histoires dessinent une image qui contraste avec Calypso, tout en la rappelant, et avec Ulysse. Le monde changeant de la mer prend encore un autre aspect. Leucothéa-Inô sait être salvatrice comme Calypso, mais uniquement en mer, et pour un court moment, pour une transition, un voyage vers la société humaine des Phéaciens (qui assureront le retour d’Ulysse à Ithaque), et à condition que les mondes réunis un temps par elle restent ensuite bien séparés : Ulysse devra rejeter le voile dans la mer, en se détournant. Leucothéa disparait après ce don ; elle, la déesse blanche, est cachée par la noirceur de l’eau (avec le verbe kaluptein du nom de Calypso, au dernier vers de la citation).

Elle a acquis son pouvoir divin par sa proximité catastrophique avec les dieux du temps de sa vie mortelle : en nourrice de Dionysos, fils de Zeus et de sa sœur, en victime de la furie d’Héra, et par sa mort infanticide dans la mer. Une mortalité exacerbée face à un divin intrusif, qui finit par la diviniser. Ulysse ne connait rien de tout cela (qui relève plus du monde de Thèbes [4] que de celui de Troie, où il a œuvré), mais c’est cette aventure d’une autre, pleine d’horreurs et de contradictions qu’il n’a pas vécues, qui le sauve. Il lui fallait rencontrer ce destin abominable où mort, naissance, humanité et divinité se confondent (ce qu’il a toujours refusé) pour qu’il survécût. La mer instable accueille aussi cela. Ulysse, renforcé par l’indétermination marine, ne fait qu’y passer. Cela demande qu’il abandonne ce qu’il a acquis, qu’il se dépouille de son radeau (qui illustre son art de technicien), des riches vêtements trop lourds donnés par une autre déesse. Porté, nu, par le seul voile immortel – la seule part d’immortalité qu’il accepte –, il nage et survit, puis s’éloigne de ce qui l’a sauvé. À terre, il apparaitra à une jeune humaine, Nausicaa, sain et sauf mais défiguré, hideux, couvert de saumure. Le voile n’était qu’une garantie de non-mort, minimale, une ruse de la mer, toujours imprévisible, contre le danger qu’elle-même avait déchainé. La nage n’est que fuite.

Mais est-ce que chez Homère on peut quand même nager simplement, avec plaisir (comme nous) ? Une fois, oui, une seule. La mer alors n’est pas un adversaire ou un partenaire. Elle vient après l’action, quand tout est joué, avec succès. Elle délasse. C’est la nuit, avant la fête, au terme d’un épisode surprenant de l’Iliade, le chant X, sans doute plus récent que le reste. Diomède et Ulysse y ont accompli un exploit nocturne cruel et, en fait, totalement inutile (le poème n’y fera plus jamais allusion) : massacrer, dans son sommeil, un fabuleux roi de Thrace (le pays d’Orphée), Rhésos, qu’on dit parfois fils d’une Muse, et qui possède les chevaux les plus beaux qui soient, « plus éclatants que la neige, pareils au vent quand ils courent » (v. 437). Ce roi splendide et endormi n’est qu’une image virtuelle de héros ; il meurt à peine arrivé à Troie, sans combattre. Ulysse et Diomède reviennent au camp grec dans un grand rire, cavalcadant sur ses chevaux de rêve. Avant de prendre un bain dans des baignoires brillantes et de partager le repas et le vin, ils entrent jusqu’au cou dans la mer, et sont heureux (chant X, v. 572-579) :

« Ils se lavèrent de leur grande sueur en entrant

dans la mer grise, lavèrent jambes, cou et cuisses.

Quand la houle de la mer eut lavé leurs corps

de leur grande sueur et redonné souffle à leurs cœurs,

ils allèrent se baigner dans des bains lustrés.

Lavés, enduits de l’huile d’un olivier,

ils s’assirent tous les deux au repas. Puisant pour Athéna

dans un cratère rempli, ils répandaient le vin à la douceur de miel. »

Pour apaiser, la mer n’est pas calme ; c’est une houle. Elle berce, rafraichit et fait revivre le souffle des guerriers en effaçant leurs douleurs, comme on dit traditionnellement que la poésie, lors du festin, vient en berçant effacer les souffrances.


  1. Cette phrase est un constat et non un ordre (« Tu ne te baigneras pas deux fois dans le même fleuve ! »), contrairement à ce que pensait Roland Dubillard, qui barrait chaque fois le nom du fleuve où il s’était baigné par peur de désobéir à Héraclite. Mais peut-être avait-il bien compris : un fleuve n’a d’identité que son nom, bien visible si on le barre pour passer à un autre.
  2. Iliade, XX, 58 sq.
  3. Traduction de l’Iliade par Pierre Judet de La Combe, in Hélène Monsacré (dir.), Tout Homère, Albin Michel-Les Belles Lettres, 2019.
  4. Les histoires de Thèbes, l’autre ville mythique d’un bonheur catastrophique à côté de Troie, sont pleines de ces confusions, de ces concentrations qui créent le désastre.