Maurice Mourier explore les activités aquatiques sous leurs angles théologique et sportif, à partir d’une mystérieuse sentence latine.
Lecteur passionné de Lucius Caecilius Firmianus Lactantius qui écrivit, à l’époque du regretté Constantin (272-337), de volumineux ouvrages sur le dieu unique, j’ai longtemps médité sur une de ses plus énigmatiques sentences, qui figure en exergue au De ira Dei. La voici dans toute la rigueur mais aussi la rudesse de sa langue latine : « Adeo frigida aqua cocti sunt ut pisces facti sint. » (« Ils ont été cuits dans une eau si froide qu’ils furent changés en poissons. »)
Passons sur l’image étonnamment moderne et non exempte d’une certaine préciosité symboliste (voire pré-surréaliste) d’un liquide glacé au point de cuire les corps. Notons que pour nous il s’agit là du sort des impies qui résistent encore à l’attrait du christianisme.
L’énigme subsiste néanmoins : que signifie exactement l’exemple de ces hommes qu’une immersion dans une eau si glaciale (on l’imagine d’Arctique ou d’Antarctique mais ces mers extrêmes étaient alors inconnues) qu’elle en acquiert un pouvoir de transmutation magique a obligés à muter d’un règne du vivant dans un autre ?
Certains exégètes ont cru qu’il s’agissait là d’une conversion miraculeuse et lustrale et que l’allusion au baptême était évidente. On se rappelle qu’en l’an de grâce 312 (« gaudeo referens ») le brave Constantin remporta sur l’odieux païen Maxence une victoire décisive au pont Milvius, sur le Tibre, à 3 km seulement de Rome, assurant ainsi le triomphe de la vraie foi sur quelques millénaires d’obscurantisme déplorable, et qu’il avait été prévenu de cette issue heureuse en voyant luire au ciel un poisson, de toutes ses écailles illuminées par le soleil levant (« in hoc pisce vinces »). Le fameux poisson dont le nom grec, « ikhthus », traduit élégamment les attributs de notre Sauveur.
Et pourtant, les explications les plus ingénieuses peuvent être parfois les plus ingénues et, en ce cas précis, mon vieil ami le professeur Ebenezer Duncan de Charité, philologue et philosophe qu’il n’est pas besoin de présenter, n’a eu aucun mal à démontrer que Lactance ne pouvait, s’adressant à des égarés de la plèbe qu’il importait de convertir, faire appel à leur culture historique, largement inexistante.
Au reste, le polémiste convertisseur se classe plutôt dans la catégorie des précurseurs de saint Thomas. À la lourde érudition, il préfère l’exemple immédiatement accessible à la masse, donc de nature visuelle. Si bien qu’il était nécessaire que son affirmation abrupte (hommes mués en poissons) fût corroborée, à une époque où la fréquentation abusive de l’ordinateur (et autres gadgets aveuglants de l’informatique contemporaine) n’avait pas endommagé la capacité d’observation de l’œil humain, par la perception ordinaire de chacun.
Or, du temps de Lactance (appelé familièrement Laitance par ses disciples), comme fort peu de gens savaient lire, la communication passait par le langage parlé, où l’image plaisante d’homme-poisson était courante et pouvait conséquemment, puisqu’elle amusait le public, attirer l’attention des foules, but de toute propagande. Elle ne paraissait à personne poétiquement forcée, mais correspondait plutôt à ces insultes joyeuses, de type aristophanesque, coutumières aux peuples de la Méditerranée : « Quelle morue ! Un vrai maquereau ! T’as vu cette gueule de raie ! »
Image familière, perception commune, cela ne veut pas dire que les badauds de l’an 300 avaient de la sympathie pour l’élément liquide. Plus encore que les Grecs, moins marins que terriens (les fortunes de mer d’Ulysse sont toutes horrifiques), les Latins ne s’aventuraient loin des rivages qu’avec réticence, ne tiraient la rame que contraints et forcés, se jetaient à l’eau avec répugnance. Marins ? bien obligés ! Mais nageurs ? jamais par plaisir ! Tomber d’un bateau, c’est au mieux être naufragé. Statistiquement, neuf fois sur dix, mourir comme Elpénor. Le nageur est maudit. Le milieu aquatique est hostile à l’homme. S’il parvient à y subsister, il faut que quelque divinité d’au-delà du fleuve Océan, là où commencent les Enfers, l’ait accompagné, mais jamais sans rétribution car les dieux ne font nullement preuve d’une charité désintéressée.
Ainsi, la phrase énigmatique de Lactance, tribun du nouveau totalitarisme divin, ne saurait vanter le baptême. Elle assène en revanche uniment que tout homme plongé dans l’eau, si celle-ci n’est pas l’eau chaude du bain dû à l’hôte avant massage à l’aide d’huiles parfumées, subit une pression qui, fût-il Archimède et contrairement aux dires de celui-ci, l’entraine dans les abimes de l’animalisation. Les mers sont alors peuplées de hordes d’amphibies malheureux, qui, naguère usagers du plancher des vaches, ont été réorganisés en bêtes d’eau, tritons, poissons, méduses, dont les difformités sauvages ne sont pas regardées sans effroi. Peu de chevelures qui ne soient devenues algues ou serpents, peu de demoiselles qui ne se terminent en queues de poissons (même si les Sirènes sont des gerfauts), on ne compte plus les baudruches genre poisson-lune, les baudroies, les visages couverts d’écailles, les pieds palmés et les faciès de grenouilles. Tout cela forme un bestiaire des profondeurs et, comme Narcisse, Actéon et Proserpine, on accède au monde des ténèbres en empruntant un couloir d’eau, quand on ne tombe pas d’homme en cerf pour avoir vu une déesse nue en sa vasque agreste. Il suffit aux Anciens de regarder autour d’eux (ces gens-là savent encore voir), ils découvrent plus de Gorgones sur pieds que de nymphes fuyant le satyreau.
Et comme cela est vrai jusqu’à aujourd’hui ! Nous qui avons gagné des taies sur les yeux à force de ne plus examiner directement ni les choses ni les gens, nous ne remarquons rien les rares fois où une circonstance calamiteuse nous contraint, non à aller affronter au ras d’une plage déserte le choc des vagues atlantiques, un océan véritable qui tolère mal l’inutile nage, mais à pénétrer dans une piscine chargée de nausées, au milieu des émanations méphitiques du chlore, ayons le courage de porter le regard alentour. Qui pourra nier qu’on aperçoit à travers la vapeur moite deux sortes d’humains en voie de métamorphose ? D’un côté, les batraciens de diverses familles, qui ont évolué, las de parcourir de sempiternelles lignes droites, vers l’avachissement débonnaire, pas très joli mais plutôt reposant, de toute chair qui vieillit et n’en fait pas une montagne. De l’autre, et ce côté-là est cafardeux d’emblée, les corps plus jeunes qui poursuivent, en crachotant leurs miasmes, le parcours tristement identique et minuté d’un point à l’autre du baquet où ils évoluent bien immergés dans la lavasse.
Ce sont ces derniers que l’auteur latin (un visionnaire anticipant : Dieu le guidait) contemple déjà avec écœurement. Ils présentent tous les stades de la transformation qui fera ou a déjà fait d’eux des r’ikhthus en voie de retour ou enfin retournés au genre poisson d’où nous sommes tous issus. Regardez ces anatomies fuselées de thons, ces faces allongées où les yeux, c’est surtout visible dans certaines nages aux mouvements alternés, ont entrepris de migrer vers les tempes, ces ailerons qui ne sont plus des mains, ces palmes bifides dont les doigts, allongés à l’arrière du corps, montrent une inquiétante propension à se souder. Et quand, épuisés d’efforts ineptes, ils reposent un instant leur crâne aplati, entre deux battoirs, au bord de l’étuve, ces tentatives pathétiques pour fixer une réalité terrestre qui se dérobe font peur. Pas de doute, poissons devenus ils attendent, hébétés, qu’on les libère de l’hameçon qui les maintient plongés dans le volume inhumain des eaux mortes.
Vous me direz que tout sport pratiqué sans mesure, surtout dans le but intéressé de la compétition, outre qu’il détériore l’âme, modifie à jamais le corps. J’en suis bien conscient et les ravages provoqués par la course à pied, le lancer de poids, le football, la lutte, à vrai dire toutes les disciplines qui se réclament de l’olympisme depuis le stupide Pindare, ont laissé plus de stigmates corporels que l’accumulation de « longueurs » dans l’eau souillée des piscines.
Certes, et la musculation qui fabrique des gorilles, et l’aérobic et l’aviron et le tir à l’arc et la boxe qui multiplient les nodosités, les rugosités, les calamités, ont déclaré une guerre permanente à la beauté des peaux humaines, celles des femmes au premier chef. Mais la nage est singulière. Comme le parachutisme, elle entend enfermer l’être humain dans un milieu (l’eau vaut le vide) où personne ne saurait évoluer librement et sans penser à rien, base la plus sûre du bonheur d’exister. Comment douter que le poisson éprouve de la joie à évoluer dans l’écrin diamanté de la Grande Barrière de Corail, où il est en ses virevoltes la grâce même ? Mais, nageotant chaussé de pattes en caoutchouc, bouteille de mineur au dos, masque sur le groin, dans le même décor enchanteur, l’animal humain bouleverse les limites du grotesque. Loin de conquérir de nouveaux terrains de jeu, il se prépare aux futurs hangars spatiaux, qui jamais ne seront spacieux, il s’écroue dans l’espace asphyxiant. Foin de toute réalité augmentée ! Elle diminue l’aptitude au bonheur immédiat, qui seul vaut la peine qu’on l’explore, dans le petit laps végétatif qui nous est imparti.