On oublie bien souvent que nombre d’entre nous ne savent pas nager ou nagent fort mal. Et que pour ceux-là, quelque peu marginalisés, la nage convoque un imaginaire contraire, dissonant, altéré, évoque des expériences radicalement différentes.
Nager consiste à se mouvoir dans un élément autre, dont on n’est pas, auquel on est radicalement étranger. Pour preuve, la densité bien différente que l’on éprouve ou que l’on provoque : elle dépend du point de savoir si on y est à l’aise, dans l’eau, ou si l’on y ressent une forme extrême de l’inquiétude. Certains sont, ou semblent, fort à l’aise en nageant, en fendant les flots comme on dit, habités par une sorte de grâce fluide, portés par l’aisance du geste, la fluidité du mouvement qui glisse, presque vole. D’autres, que l’on traite aisément, par facilité ou méchanceté, d’enclumes, y atteignent, dans l’eau, des summums de disgrâce ou de ridicule, toujours à contretemps, fouillis, maladroits. Et cela change tout, que l’on soit d’une sorte ou de l’autre, d’un bord ou de l’autre, dirions-nous avec un peu d’ironie. On peut dire, peut-être, alors, que nager scinde notre chétive humanité en deux. Ceux qui nagent comme, n’ayons pas peur des clichés, des poissons, et ceux qui barbotent assez laidement en ne s’éloignant pas trop du bord, de la piscine ou du rivage. Est-ce pour les uns de la témérité et pour les autres de la couardise ? Y entre-t-il quelque élément d’un débat entre l’inné et l’acquis ? Sans aller puiser à la psychanalyse, même de pacotille, on peut y entrevoir quelque manière de se sentir, de se tenir dans le monde, d’entrer en relation avec son environnement, de s’y éprouver.
On pourrait lister les comportements qui relèvent de l’un ou l’autre de ces états. Longtemps d’ailleurs, cela a marqué un statut social, une distinction, une supériorité. Il y a ceux qui maîtrisent et ceux qui ignorent. Et cela, dès Suétone. Dont acte. Alors, on est ainsi plus de la pataugeoire que du grand bain, comme on est plus salé ou sucré, entrée ou dessert, mer ou montagne, soleil ou ombre… On nage pour toutes sortes de raisons et dans des circonstances franchement variées… Pour survivre, s’émanciper, découvrir, se délasser, se faire valoir, battre des records… Ainsi, une multitude d’images se superposent dans nos mémoires. On revoit Johnny Weissmuller ou Michael Phelps, on se souviendra, selon ses goûts, de Guy Marchand dans Le maître-nageur, de Jean-Louis Trintignant ou de Burt Lancaster dans The Swimmer, de la bande de filles de La naissance des pieuvres ou de celle de garçons dans Le grand bain, des scènes au ralenti de Baywatch, du Grand Bleu et de la musique d’Éric Serra ou d’Alain Delon et Romy Schneider dans La piscine… Bref, foin d’inventaire, on se fait toutes sortes d’images des nageurs, de l’eau, de la mer, des piscines, des plongeurs et autres fréquenteurs des eaux, sirènes éternellement remodelées ou héros exemplaires…
Mais, comme nous sommes bien curieux, et obstinés aussi il faut l’avouer, pourquoi ne pas considérer le revers de la médaille ? C’est qu’on ne pense guère à ceux qui ne savent pas nager ou coulent comme des ancres. Moins héroïques probablement, moins beaux, c’est du côté du comique qu’il faut se pencher pour apercevoir ceux qui ne savent pas nager, chez Buster Keaton ou Charlie Chaplin par exemple. C’est oublier que, pendant très longtemps, les marins eux-mêmes ne savaient pas nager, pour moins souffrir paraît-il en cas de naufrage ; que, dans de nombreux pays, la mer, l’eau, effraient, que c’est une cause de mort plus que courante… Alors oui, considérons un instant ce que ne pas savoir nager veut dire – que ce soit par peur, phobie parfois, ou qu’on n’apprenne pas, tout simplement.
Ainsi, on peut ne pas s’extasier devant les beaux corps, on peut éprouver quelque malaise à la plage, parfois même un certain ennui, ou bien de l’angoisse dans les piscines municipales carrelées et trop lumineuses qui, pour qui est un peu trop myope, pauvre infortuné, se mue en un flou infernal et bleuâtre où les bruits prennent l’apparence de menaces… Sans aller piocher dans quelque ouvrage d’histoire culturelle, aussi savant soit-il, on peut relever l’inévidence de la nage, sa transgression en quelque sorte, comme la manière dont elle évolue ou s’impose dans nos sociétés. En tout cas, quand on ne sait pas nager, on est un peu à côté. Qui ne se souvient, avec un bonheur béat pour certains, une terreur absolue pour d’autres, des séances de piscine organisées par l’école ? Qui ne se souvient de comment et de quand il a appris à nager ? Que cela résonne comme un souvenir d’ébaudissement, gorgé de l’excitation de la découverte de son corps ou de ses capacités de dépassement, ou bien que cela relève du traumatisme cauchemardesque, cela constitue d’évidence comme un moment clef de l’existence… Comme apprendre à faire du vélo, embrasser quelqu’un pour la première fois, fumer sa première cigarette, aller au cinéma tout seul… C’est une espèce de rituel émancipateur !
Mais quid des autres ? Ceusses qui ne savent pas barboter, nager, batifoler dans les flots plus ou moins agités, qui paniquent dès que l’eau leur dépasse le mollet, quand ils ont l’audace d’y tremper un arpion, qui ne savent ni la nage du chien ni faire la planche, ignorent tout du dos crawlé ou de la nage papillon, sans parler du suijutsu ou de la nage arménienne… Tout ce petit peuple qui se tient éloigné des piscines, des bassins, des rivières, des lacs ou des bords de mer, qu’ils soient sablonneux ou pleins de galets… Ceux qui craignent même de s’aventurer sur une barque ou un pédalo sont saisis de sueurs froides à l’idée de mettre le pied sur un bateau, hantés par les images de naufragés ou de noyés qu’ils ne peuvent alors éviter de voir. Tous ceux-là existent pourtant ! On rappellera pour mémoire qu’un Français sur six ou sept, c’est selon les sources, ne sait pas nager ou nage très mal. Sans ergoter sur les raisons d’un tel phénomène ou le nuancer en fonction de l’âge ou de la condition sociale ou physique, ce qui ne serait pas inutile, on conçoit ainsi que ce qui semble si évident ne l’est pas tant que ça, que nombre, plus de 15 %, de nos concitoyens ne savent pas nager. Sans choir dans une analyse de type INSEE, on peut aisément réaliser que l’imagerie, la symbolique, les pratiques de la nage, ne sont ni univoques ni évidentes. On ne s’amusera pas à faire la contre-analyse de tout cela, mais on entend nécessairement qu’omettre la contre-expérience de la nage, son oblitération, sa crainte, ne pas considérer la honte ou l’effroi qui peuvent en procéder, serait une erreur. Et dissoner, regarder de travers, penser un peu de biais a quelque avantage !
Ainsi, pour certains, la nage ne s’apparente qu’à une drôle d’activité, un peu bizarre, audacieuse, mystérieuse en tout cas ! Pour eux, cela rappelle simplement un plongeur étrusque, les merveilleuses piscines de David Hockney, des visions de femmes début de siècle sur des plages de Normandie ou des exploits de zigotos qui traversent la Manche à la nage au mois de novembre. Des séquences de cinéma : Sigourney Weaver en une apnée presque irréelle dans Alien 4, Ursula Andress dans Dr No, les surfers de Point Break, Christophe Paou et Pierre Deladonchamps nus dans L’inconnu du lac, une scène du Temple de Stephen Spender ou du drôle de livre de Pierre Patrolin… Pour eux, au gré de ces images disparates, de ces détours plus ou moins ironiques ou d’une mauvaise foi, revigorante on l’espère, nager relève d’une pure image et instaure une distance, une discontinuité d’expérience, un manque… Bref, une différence, mais aussi une espèce de lucidité.
Ainsi, qu’on sache nager ou qu’on ne sache pas, qu’on en éprouve de la honte ou qu’on s’en monte du col avec aplomb, on pourra écouter, chantonner, murmurer, avec Arno, la fin de « Je veux nager » :
I wanna swim with you
In the moon light
I wanna swim with you
In the moon light
In the moon light
Je veux nager, nager avec toi
Je veux nager, nager avec toi
In the moonlight
In the moonlight