La mémoire des traversées et des nageurs est inégale. Catriona Seth nous raconte comment Byron, impressionné par le personnage mythologique de Léandre, traversa à son tour l’Hellespont à la nage et organisa sa propre légende.
Au petit matin, une foule monte sur un bateau qui assure la navette entre deux rives. Les passagers sont pour la plupart des Turcs mais il y a aussi un important groupe d’anglophones. Tous sont en maillot de bain ou en combinaison. Certains s’enduisent de crème solaire. La plupart sont équipés de lunettes de natation. Le navire quitte le bord européen. Lorsqu’il atteint la plage d’en face, les passagers débarquent sur le sol asiatique. Nous sommes le 30 août, jour de la Liberté en Turquie. Pour quelques heures seulement, l’un des canaux de navigation les plus chargés au monde, celui qui relie la mer Égée et la mer de Marmara, est fermé au trafic. Mentionner les Dardanelles ou le détroit de Gallipoli, c’est convoquer des images de combats meurtriers du XXe siècle. Un autre nom qui désigne le même espace fait rêver les baigneurs matinaux et peut expliquer leur présence : l’Hellespont. Ils comptent rallier à la nage un continent depuis un autre dans le souvenir de deux voyages, l’un mythique, l’autre historique.
Le mythe raconte qu’une prêtresse de Sestos, Héro, était aimée de Léandre qui demeurait à Abydos, sur la rive d’en face. Lorsqu’elle allumait une torche dans sa tour, il venait la rejoindre à la nage. Un soir, la tempête éteint la flamme. L’amoureux sombre. Son amoureuse se jette dans les flots. Bon connaisseur de la culture classique, George Gordon, alias lord Byron, devait chercher, par deux fois, en avril et mai 1810, à s’inscrire dans le sillage du personnage mythologique. Il ne faut guère s’étonner si le consul britannique avec lequel il s’est entretenu a tenté de le dissuader de se lancer ; sans doute était-il conscient de la dangerosité d’une expérience qu’il jugeait irréalisable. Peu de contemporains savaient nager – même lorsqu’ils vivaient à la lisière de l’eau. Les tristes récits de lavandières noyées en témoignent, tout autant que la mort, à l’occasion d’une baignade près de Cambridge, d’un ami de Byron, Charles Skinner Matthews, à vingt-six ans, en 1811.
Jeune aristocrate (il a vingt-deux ans), Byron s’adonne avec plaisir à la brasse : la sensation d’apesanteur lui permet d’oublier la malformation dont l’un de ses pieds est affligé. S’attardant en Grande Grèce après avoir séjourne en Espagne, à Malte, en Albanie puis à Athènes, il conçoit l’idée de rivaliser avec Léandre. Il se fait escorter par un petit bateau. Il s’est préparé en se mettant à nu et en s’enduisant d’huile… On oublie souvent de dire qu’en cette froide matinée d’avril 1810, Byron s’élance mais devra renoncer. Il ne parvient pas à gagner le rivage d’en face : le fort courant le rabat vers le côté dont il est parti. L’eau est glaciale et le vent frais. L’échec le contrarie.
Au lieu d’en rester là, le Britannique tente d’imaginer une manière de vaincre les éléments qui lui ont été contraires. Il se lance dans une nouvelle tentative par un jour de beau temps, le 3 mai, alors que la mer est calme. Le lieutenant Richard Ekenhead, l’un des marins de la frégate anglaise Salsette, stationnée dans les environs, l’accompagne. Meilleur nageur, il précède l’aristocrate et touche au but avant lui. Qu’importe : l’objectif est atteint.
Byron diffuse la nouvelle de son succès. À son ami Harry Drury, un proche qui a été l’un de ses enseignants à Harrow, il écrit le jour même avoir réussi malgré le courant dangereux qui a dû épuiser Léandre au point de le rendre incapable de profiter de son séjour auprès de sa bien-aimée. Il s’agit peut-être d’un bon mot destiné à rendre plus remarquable l’exploit : un témoin oculaire raconte que ni Byron ni Ekenhead ne paraissaient indûment fatigués à l’arrivée. Dans des lettres à sa mère, le jeune aristocrate laisse entendre que personne n’avait accompli la traversée avant lui : des bruits courent selon lesquels « un jeune Juif » l’aurait effectuée pour sa maîtresse. On parle aussi d’un nageur napolitain. Ces prédécesseurs putatifs, il le souligne, n’ont pas laissé de trace dans les annales – leur éventuelle réussite est implicitement négligeable, la trace dans la mémoire collective étant plus importante que l’action elle-même.
S’il peut espérer que ses proches se chargeront de faire applaudir ses activités, le poète prend aussi sa plume le 9 mai pour composer des vers « Written after Swimming from Sestos to Abydos » (« écrits après avoir nagé de Sestos à Abydos »). S’il ne s’y intéresse pas au bonheur de la communion avec les éléments, il laisse percer l’autocélébration sous un vernis d’autodérision : la motivation de Léandre était l’amour ; son émule moderne, qui a pris froid au passage, visait la gloire. La fable sert de repoussoir et vient promouvoir le vainqueur d’une épreuve millénaire. Byron rivalise avec le personnage de la fiction antique. Auteur acharné de sa propre légende, il y ajoute un épisode de choix. Le morceau sera publié en 1812 dans Childe Harold, œuvre destinée à un grand succès. Dans son poème héroï-comique Don Juan (II. cv), Byron se mesure une fois de plus, grâce à la nage, à un personnage littéraire dont il raconte les prouesses. La rime de vers de mirliton prided / I did qui unit le triomphe personnel à la fierté offre une moquerie feinte de l’exploit :
A better swimmer you could scarce see ever,
He could perhaps have passed the Hellespont,
As once (a feat on which ourselves we prided)
Leander, Mr Ekenhead, and I did.
(Meilleur nageur rarement se vit, / Peut-être eût-il pu traverser l’Hellespont, / Comme firent autrefois (exploit dont nous fûmes fiers) / Léandre, Mr Ekenhead, et moi-même.)
L’excellent nageur fictif pourrait peut-être se mesurer aux vainqueurs du détroit des Dardanelles, le mythique Léandre, le « je lyrique » de l’auteur, et, entre eux, l’homme avec lequel il a fait le parcours, le lieutenant Ekenhead. La mort prématurée de ce dernier, d’une chute à Malte en 1812, laisse oublier la place d’éternel second qui revient à Byron dans la course moderne.
Vu par de nombreux témoins, en particulier les marins de la Salsette, évoqué dans des vers et des lettres, le triomphe de Byron – une célébrité dotée d’une réputation sulfureuse – fait l’objet de commentaires. Un autre voyageur, William Turner, se rend sur les lieux, qu’il décrit dans son Journal of a Tour in the Levant, publié en 1820 par Murray, l’éditeur de Byron. Lorsque ce dernier en reçoit un exemplaire, il est outré. Le premier volume l’accuse – il n’a fait que l’aller, dans le sens du courant, alors que Léandre aurait fait l’aller le soir et le retour le lendemain matin – de n’avoir pas démontré la vraisemblance du mythe antique. Turner, qui s’est documenté sur d’éventuelles traversées historiques, évoque l’échec de sa propre tentative de rallier l’Europe à partir du bord asiatique : le fort courant au nord du château rend la chose impossible, or il se targue d’être depuis l’enfance un nageur endurci. Il serait irréaliste d’entendre imiter Léandre et d’effectuer l’aller-retour. C’est là, conclut-il, une de ces fables que les Grecs traitaient comme des événements historiques.
Piqué au vif, Byron se défend. Il écrit à Murray de Ravenne, le 21 février 1821, pour mettre les pendules à l’heure. Il n’a certes parcouru le chemin à la nage que dans un sens mais son but était de déterminer si c’était faisable, chose qu’Ekenhead et lui-même ont démontrée, l’un en 65, l’autre en 70 minutes, alors même que le courant leur était contraire. Ils ont choisi le petit cap au-dessus de Sestos comme point de départ et la frégate, au-dessous du château asiatique, comme marqueur du but à atteindre. Depuis l’Italie, Byron souligne – chose à laquelle sont sensibilisés les nageurs actuels – qu’au lieu de viser le point le plus étroit, il faut partir en amont et nager sur trois ou quatre fois la distance minimale pour arriver à passer d’une rive à l’autre. Paradoxalement, alors qu’il a minoré dans sa lettre à sa mère l’importance des références antérieures, il souligne, en s’adressant à Murray, qu’un jeune Juif, un Napolitain, Ekenhead et lui-même constituent quatre preuves de la possibilité d’une traversée à la nage, surtout, souligne-t-il, qu’il y avait en 1810 des centaines de témoins anglais – sous-entendu irréprochables –, les marins de la frégate. Il est alors important de rejeter l’impossibilité formulée par Turner : un échec n’invalide pas toute tentative. La réaction de Byron ne tient pas simplement à l’amour-propre blessé : il défend la valeur de la littérature et les apports de la culture mythologique comme expressions de vérité.
Dans sa lettre à Murray, Byron revient sur un autre parcours remarquable du nageur invétéré qu’il est : en 1818, en compagnie de deux connaissances, il a rallié Venise depuis le Lido. En remontant le Grand Canal jusqu’à l’ouverture de la lagune vers Fusina, il a passé quatre heures et vingt minutes dans l’eau, sans toucher terre, ni même un bateau. Voilà une réalisation plus impressionnante à bien des égards ; or Byron ne revient pas sur ce parcours vénitien comme sur l’Hellespont. L’intérêt de l’épisode antérieur va au-delà d’une épreuve physique. Le poète entend s’inscrire dans la légende. Il s’est mesuré à un jeune Hellène « de l’époque héroïque, amoureux, et les membres pleins de vigueur ». En se targuant d’unir l’Europe et l’Asie grâce à son exploit, Byron se réapproprie l’héritage classique. Nourri de lectures des textes antiques, il sait que la cité de Troie, ou ce qu’il en reste, se situe à quelques encâblures de la côte. Il redit l’importance et la vitalité de la Grande Grèce, plutôt que de la Turquie moderne, et on peut voir dans cette excursion balnéaire l’un des points de départ du soutien ultérieur à la cause grecque au nom de laquelle il devait combattre.
Par sa traversée, Byron se taille un triomphe à sa mesure. Il entend être connu pour ses actions, pas seulement grâce à la littérature, et tient à évoluer sur une scène plus large que les îles britanniques. Le jeune lord voyage en Europe comme tant d’aristocrates de sa génération. Il visite de hauts lieux de la culture, y laissant parfois sa marque, en gravant son nom sur des pierres. Ici, il l’attache au paysage et l’inscrit dans les annales, se présentant comme un nouveau Léandre. Ekenhead, qui a été plus rapide que lui, est oublié de tous, sauf des historiens. Byron est invoqué chaque 30 août par les visiteurs qui se pressent, au départ de Çanakkale, pour rallier la rive asiatique en bateau, la tête pleine de recommandations sur les deux courants contraires qui les attendent et sur les balises à viser sur le bord d’en face. Les nageurs du XXIe siècle reçoivent des médailles, des certificats et des T-shirts pour célébrer leur participation à ce qui est présenté comme une expérience exceptionnelle plutôt que comme une course. Ils ont souvent en commun avec le poète de minimiser leur exploit quand ils en parlent mais d’avoir voulu remporter une victoire sur eux-mêmes. La tradition conjuguée de l’histoire et de la mythologie ajoute un cachet à l’épreuve physique qui se déroule ainsi entre Asie et Europe, sous le patronage implicite de Léandre et de Byron.