Trop sportive, difficile à mimer sans ridicule, peu faite pour des salles qui craignent le feu mais aussi l’eau, la nage n’aurait aucun rapport avec le théâtre. Cet art propre à tout accueillir exclurait crawl, brasse et papillon ; Ulysse Baratin a cherché à vérifier la validité de cette hypothèse.
La représentation théâtrale dispose les corps à la verticale. La nage les fait se mouvoir à l’horizontale et, dès lors, tout semble dit. Ne perdons pas espoir, et parcourons les classiques. L’affaire commence très mal avec Les Perses d’Eschyle, peuple terrien qui préfère fouetter la mer plutôt que de s’y baigner. Chez les tragiques grecs, on se déplace en navire, moins à la nage. Plus tard, les Romains organisent des combats de trirèmes au cirque mais, soyons juste, la nage y est très secondaire. Et puis s’agit-il bien de théâtre ? Les mystères médiévaux ne semblent pas vraiment comporter de nageurs (tout au plus Jésus marchant sur les flots, refusant lui aussi de nager). Racine : pour combattre son monstre, Hippolyte longe le rivage, sans jamais avoir l’idée de se tremper. Tchekhov : les trois sœurs veulent aller à Moscou, mais pas à la nage. D’ailleurs, la cerisaie ne sera pas rasée pour devenir une piscine. De Beckett à Julie Bérès en passant par Aziz Chouaki, on fait tout, sauf nager. Certes, il y a eu des établissements de bains transformés en théâtres, comme La Piscine à Châtenay-Malabry. On note que l’inverse est moins fréquent. Le théâtre semble se définir d’abord par l’absence de nage. On nage au cinéma, dans les romans, dans la poésie, même en sculpture, et la peinture déborde de baigneuses ou de nageurs. Nage partout, sauf au théâtre. Théâtre : art où l’on ne nage pas.
Le théâtre a tout au plus frôlé la nage, restant la plupart du temps au large. Pourtant, le théâtre ne dédaigne pas le naufrage, qui annonce la nage, la rend nécessaire, et urgente. La tempête de Shakespeare, bien sûr. Plus tard, de d’Ennery et Desnoyers (forcément) : Le naufrage de la Méduse, mélodrame de 1839 qui fit d’abord pleurer le public de l’Ambigu Comique avant d’être repris plus tard au Châtelet. Naufrage et radeau, mais pas de nage. Plus proche de nous et dans un format plus pop, Iceberg, de la compagnie Acid Drama, parodie le film Titanic. Quand le transatlantique disparait, les rescapés flottent bel et bien à la surface (de la scène). Las, accrochés à des débris… ils ne nagent pas non plus. Et combien de mises en scène de Moby-Dick ? Le Pequod coule et Achab se noie, mais ni Stuart Seide ni la compagnie Plexus Polaire n’ont fait nager sur scène.
Essayons un autre angle : la sirène. Depuis quelques années, la bête mythique prolifère sur scène. Dans Ceux qui naissaient, Marianne Griffon et Camille Mouterde exploraient le transhumanisme dans leur mise en scène du mythe : on en voyait l’admirable queue argentée se mouvoir sur la scène. Cette ondulation gracieuse, c’était déjà le début de la nage, mais la scène durait quelques secondes, le temps de rejoindre le rocher d’où la sirène pourrait chanter. Dans une perspective queer, Garance Bonotto préféra transformer ses deux jambes en une queue pour battre la mesure de ses écailles dans Phallus Story. Sans compter la compagnie 52 Hertz, dont Sirènes commence par le long ballet animal de ces êtres qui restent sur la plage plutôt que d’aller nager. La sirène vaut comme symbole, elle interroge les limites entre l’humain et l’animal, la métamorphose des corps. Elle est figure, mais ne se meut pas dans son élément premier, dont toutes ses mises en scène l’ont abstraite.
À défaut de nage, cherchons l’eau. Éliminons tout de suite les millions de verres d’eau que les comédiens se sont jetés au visage, et qui ne suffisent pas à faire un dos crawlé. Voyons plus grand. Cet été, les Parisiens ont pu découvrir Out of the Blue de Frédéri Vernier et Sébastien Davis-Vangelder. Sur la scène du Monfort, un aquarium de 8 000 litres d’eau. Les deux interprètes y flottent en apnée dans une chorégraphie évoquant l’apesanteur, ou les retrouvailles du corps avec son élément premier. Au vu des photographies, l’action toute de méthode du nageur parait céder le pas à la plongée et aux gestes alanguis d’une baignade métaphysique esthétisée. Venant du cirque, cette création joue sur les codes de la voltige et du trapèze, lestés par la densité de l’élément aquatique. La brochure du théâtre nous avertit : les interprètes « évoluent devant nous ». Nage ou « évolution » ? L’ensemble évoque un monde d’où la gravité aurait disparu. Ironie du sort : tant d’eau pour si peu de nage.
Méthode inverse : réduisons le volume d’eau. En 2018, le metteur en scène Philippe Quesne s’est approché d’assez près de scènes de nage avec Crash Park, la vie d’une île. Lors d’un accident d’avion, des passagers atteignent, à la nage, une île déserte. Ce soir, aux Amandiers, j’étais au premier rang et je suis sorti de la salle passablement éclaboussé. Les comédiens nageaient, mais dans dix centimètres de profondeur, difficile d’avoir l’air de Michael Phelps. Le barbotage n’est pas la nage. On rit face à ce pastiche qui se terminait à pied. Au mieux, le théâtre mime la nage et transforme ces élégants mouvements en pantomime. Sur scène, le nageur a tout de l’albatros dont les « ailes de géant »…
L’affaire semblait entendue jusqu’à ce qu’enfin Maxime Taffanel vînt. En 2018, ce jeune ancien nageur professionnel eut l’idée lumineuse de raconter les affres et les joies de la natation de haut niveau dans la belle pièce 100 mètres papillon. Seul sur scène, en maillot de bain, avec ses fortes épaules, l’auteur interprète faisait revivre les heures d’entrainement, la compétition, la discipline et les sacrifices de ce sportif tout en muscles et en fragilités. Le public avait les yeux rougis, et ce n’était pas le chlore. Le comédien représentait cette stylisation qu’est la natation professionnelle, ce perfectionnement technique de la nage du commun des mortels. C’était à La Manufacture à Avignon et on s’y croyait : soudain la scène devenait cube liquide où s’épanouissait le jeu de Taffanel déployant le très fluide cliquetis précis du papillon, ses rythmes, la sensation d’un corps glissant sur l’eau.
Modeste, Maxime Taffanel déclara avoir « essayé de poétiser la natation ». S’il y avait poésie, elle se logeait dans l’art de la décomposition des gestes, ce léger effet de ralenti qui permettait de comprendre seconde par seconde ce qu’est un corps nageant. Puissance de connaissance du théâtre, qui faisait saisir la beauté et la technicité de la nage sans son élément constitutif ! Sans doute parce que les parents de ce comédien sont danseur et chorégraphe, on ne pouvait s’empêcher de voir dans ce boléro amphibie un troisième terme entre le sport et la danse. Magie des arts vivants et de l’interprétation, qui nous émerveillait par cette nage comme on ne l’avait jamais vue, non pas image retransmise, filmique ou télévisuelle, mais bien corps en pleine action natationnelle, quoique sans eau.