Berlin, 1945-1949

On ne compte plus les ouvrages sur Berlin entre 1945 et 1949, ni les films : à commencer par le premier, Les assassins sont parmi nous (Wolfgang Staudte, 1946), suivi d’Allemagne année zéro (Roberto Rossellini, 1948), ou encore La scandaleuse de Berlin (Billy Wilder, 1948), jusqu’à Phoenix (Christian Petzold, 2014), en passant par l’inoubliable Soldat américain (Rainer Werner Fassbinder, 1970) et Allemagne, mère blafarde (Helma Sanders-Brahms, 1980). Ce sont là d’excellents documents dont la véracité est comparable à celle du livre de l’historien britannique Giles Milton. Ils appartiennent à la catégorie du divertissement historique. Il en est de même du livre de Milton.


Giles Milton, Berlin année zéro. La première bataille de la guerre froide. Trad. de l’anglais par Florence Hertz. Noir sur Blanc, 448 p., 24 €


Historien populaire selon son éditeur, Giles Milton a incontestablement le sens de la narration. Sa productivité (pas moins de dix essais historiques et autant de romans traduits en 25 langues) en est la preuve. Pour ce qui est de la précision historique, c’est une autre affaire. Tournée vers le grand public, la public history ne saurait pour autant s’émanciper des sources. Milton en a consulté de nombreuses, un peu sommairement référencées il est vrai, mais il s’appuie surtout sur le grand nombre de témoignages et de mémoires écrits par les protagonistes alliés occidentaux. Il semble même qu’il n’en ait oublié aucun du côté des forces américaines ou britanniques. Il y en a moins du côté français, et pratiquement aucun du côté soviétique. Ce qui donne une histoire en noir et blanc, pas toujours fausse sans doute, mais unilatérale.

Berlin, la première bataille de la guerre froide, de Giles Milton

Entre 1945 et 1946, une partie du Tiergarten est utilisé à des fins agricoles © Bundesarchiv, Bild 183-M1015-314 / Donath, Otto / CC-BY-SA 3.0

On relèvera ici quelques clichés (tout en gardant à l’esprit qu’ils peuvent contenir une part de vérité). Ainsi, la prise de Berlin par l’Armée rouge (80 000 soldats soviétiques y perdent la vie) se décline comme une succession de viols et de rapines. En témoigne une scène qui se déroule dans un hôpital : « Les Russes étaient partout, ils s’emparaient des infirmières et des patientes, leur arrachaient leurs vêtements, les arrosaient de whisky ». Bien des scènes sont racontées en des termes encore plus crus, l’auteur semblant prendre goût à les relater. D’autres sont malgré tout moins dramatiques. Dans la Kaiserallee, un groupe de soldats soviétiques vient donner de grands coups dans la porte de Friedrich Luft : « Où sont les femmes ? Nous voulons vos femmes ! Frau, Frau ! » Friedrich Luft a prévu le coup. Il leur montre le corps de deux femmes mortes, enroulées dans un tapis : « Voilà ma Frau. Je ne peux pas vous donner de femmes. Il n’y a que ces deux-là. » Les soldats auraient alors changé d’attitude : « Ils firent le signe de la croix, dirent une courte prière, m’embrassèrent parce qu’ils croyaient que j’étais veuf et me donnèrent des cigarettes et du pain. »

Selon Milton, les viols sont activement encouragés. La dernière directive émise par l’administration politique de l’Armée rouge aurait été, selon lui, on ne peut plus précise : « Sur le territoire allemand, il n’y a qu’un seul maitre – le soldat soviétique, chargé à la fois de juger et de punir pour les souffrances endurées par ses père et mère. » De quelle directive s’agit-il ? Il est rare qu’il y en ait pour ce genre d’action. La source à laquelle renvoie Milton est le propos d’un officier de l’armée américaine. Pourtant, il n’hésite pas citer le vainqueur de la bataille de Berlin, le maréchal Joukov, qui aurait donc encouragé – ou laissé faire – les viols. On sait que la meilleure source sur le sujet, en dehors des témoignages de victimes (lorsqu’elles portèrent plainte, ce que peu d’entre elles firent), reste à ce jour le livre de Lev Kopelev, officier de l’Armée rouge condamné pour avoir précisément dénoncé le comportement des soldats soviétiques lors de l’avancée vers Berlin, un livre suffisamment éloquent sans pour autant qu’il parle de « directives ». Malheureusement, Milton ignore l’existence de son livre, À conserver pour l’éternité (1976), traduit en anglais sous le titre To Be Preserved Forever (1977). En raison de la censure, on dispose de peu de sources du côté soviétique, mais une exposition consacrée à ce sujet, et ignorée elle aussi par l’auteur, avait eu lieu au Mémorial de la capitulation (musée germano-soviétique) de Berlin-Karlshorst, en 1987 (durant la perestroïka), et avait tenté de combler cette page blanche de l’histoire du côté soviétique.

Tandis que les Russes violent (Milton parle plutôt de « Mongols » – les Tchétchènes d’aujourd’hui ?), les soldats des troupes alliées occidentales ne font de leur côté que flirter, les filles s’offrant à eux pour des chewing-gums et des cigarettes. Dans Allemagne, mère blafarde, de Helma Sanders-Brahms, le violeur est pourtant américain. Les portraits des différents commandants des quatre puissances qui vont se partager non sans mal Berlin n’échappent pas davantage aux idées reçues : les Soviétiques sont violents et colériques, les Américains ouverts, décontractés, et les Britanniques ne perdent jamais leur sang-froid. On ne saura pas grand-chose des Français, arrivés les derniers, presque après la bataille, la France ayant été exclue des conférences de Yalta (février 1945) et de Potsdam (juillet-août 1945) où la division de l’Allemagne et de l’Europe fut statuée. Mais une chose rassemble tous ces vainqueurs : leur consommation d’alcool immodérée. Dans Berlin au bord de la famine, on rivalise de beuveries et de ripailles, on s’installe dans de belles demeures, désertées par leurs habitants ou dont ils ont été évacués, et que les bombardements ont épargnées.

Berlin, la première bataille de la guerre froide, de Giles Milton

Des femmes évacuent des gravats dans la Behrenstraße (1947) © Bundesarchiv, Bild 183-Z1218-314 / CC-BY-SA 3.0

Après les réjouissances des retrouvailles, au réveil (avec la gueule de bois) on doit affronter la dure réalité : si les Alliés occidentaux veulent la paix, les Russes eux, veulent la guerre. « L’Amérique est maintenant l’ennemi principal, [aurait] dit un des généraux de Joukov au moment de la prise de Berlin. Nous avons détruit la base du fascisme et, maintenant, nous devons détruire la base du capitalisme – l’Amérique. » Là encore, la citation émane des mémoires d’un commandant occidental. Milton oublie en revanche la célèbre phrase de Churchill, prononcée le 5 mars 1946, qui marqua le début de la guerre froide : « De Stettin au bord de la Baltique à Trieste sur l’Adriatique, un rideau de fer s’est abattu sur le continent. »

Le rôle des autorités soviétiques, notamment de celles chargées de remettre sur pied les services essentiels, est ici à peine évoqué. Elles ont pourtant réalisé l’exploit de rétablir au plus vite l’alimentation des principales conduites d’eau dans leur secteur (et elles ont tout laissé en plan dans les autres secteurs) et s’activent surtout à impulser une vie culturelle de façon à attirer dans leur sphère les élites intellectuelles qui avaient émigré sous le nazisme. Une politique qui s’avèrera payante, mais ce n’est pas d’elle qu’il est question dans le livre de Milton. En revanche, ce dernier met l’accent sur le pillage bien réel des biens culturels : « Sept mille vases grecs, mille huit cents statues, neuf mille pierres précieuses antiques, six mille cinq cents terres cuites, des figurines de Tanagra et des milliers d’objets de moindre importance furent retirés du seul département des antiquités grecques [du musée de Pergame]. » On aurait retrouvé plus tard une valise contenant « plus de deux cents diamants taillés et des dizaines d’émeraudes, des saphirs et des perles » qu’une chanteuse populaire, Lidia Rouslanova, aurait reçue de Joukov : « Au cours du printemps 1945, Joukov se consacrait entièrement à la mise à sac de l’une des plus grandes capitales européennes. » Que l’on se rassure, tous deux seront punis par Staline : Rouslanova se retrouvera bientôt au goulag et Joukov tombera provisoirement en disgrâce à Moscou. Il faut l’avouer, on ne boudera pas son plaisir en lisant ce livre qui fourmille de citations croustillantes comme celle qui va suivre, concernant la suite d’un banquet : « Le maréchal [Joukov] nous avait extorqué tout ce que nous possédions sauf nos dents en or. […] Une fois les vapeurs de la vodka dissipées et le goût du caviar évanoui, nos dirigeants se sont rendu compte qu’on leur avait fait les poches […] Les Soviétiques avaient remporté le premier round ».

La grande force de ceux-ci est, bien sûr, de savoir résister à l’alcool. « Dissimulateurs », « insaisissables » et « inquiétants » comme il se doit, ils abusent les naïfs Américains, un peu moins les Britanniques, jusqu’au dénouement final qui mettra un terme au gouvernement quadripartite (la Kommandantur) de Berlin, « ilot entouré d’une mer rouge » : soit l’épisode du blocus de Berlin, au cours duquel 2 250 000 Berlinois des secteurs ouest sont menacés de famine. Du 24 juin 1948 au 12 mai 1949, en réaction à l’introduction d’une nouvelle monnaie dans tout le territoire allemand des zones occidentales, mesure annonciatrice de la création de la RFA, l’administration militaire soviétique se déclare « contrainte d’arrêter tout trafic de passagers et de fret à destination et en provenance de Berlin ».

Berlin, la première bataille de la guerre froide, de Giles Milton

Des Berlinois assistent à l’atterrissage d’un avion à l’aéroport de Tempelhof (1948) © USAF (Domaine public)

L’histoire du pont aérien, une véritable prouesse aéronautique et logistique, reconstituée par Milton à partir des souvenirs des protagonistes de l’époque, est sans aucun doute la partie la plus instructive de son livre : au rythme de 1 500 avions atterrissant toutes les 24 heures à Berlin, transportant tous les biens essentiels, y compris le charbon, et surtout les produits alimentaires déshydratés (donc moins lourds), la population berlinoise survivra (de fait, elle pouvait aller s’approvisionner à l’Est, mais au risque de devoir y rester.) La ville se trouve alors sous perfusion. Le siège dure 323 jours avant que les négociations aboutissent.

Entre autres compromis, Berlin devait acquérir un statut spécial et, théoriquement, ne pas faire partie de cette nouvelle Allemagne occidentale qu’un plan Marshall relèvera à vive allure de ses ruines, tandis que l’Union soviétique continuera à piller la future RDA. Pour le lecteur français et afin de rétablir l’équilibre, on rappellera, entre autres, le livre de Bernard Genton, Les Alliés et la culture. Berlin, 1945-1949 (Puf, 1998), qui offre un tableau plus différencié des forces en présence. On ne peut par ailleurs qu’encourager une synthèse des travaux des historiens russes publiés depuis la fin du régime communiste et fondés sur des archives devenues accessibles.

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