Siamo tutti pasoliniani ! (3/4)
Le troisième volet de notre feuilleton publié à l’occasion du centenaire de la naissance de Pier Paolo Pasolini se penche sur trois ouvrages publiés en italien. Le premier rassemble tous les articles parus à son sujet dans la revue culturelle Civiltà cattolica ; dans le deuxième, Walter Siti, qui fut l’éditeur de ses œuvres complètes, se pose en contradicteur de Pasolini ; le troisième, à l’opposé du précédent, est un bref récit amoureux signé de son amie Dacia Maraini.
Virilio Fantuzzi in Pasolini. Gli scritti della Civiltà cattolica, revue Accènti, n° 20, 140 p., 10,99 €
Walter Siti, Qunindici riprese. Cinquant’anni di studi su Pasolini. Rizzoli, 416 p., 19 €
Dacia Maraini, Caro Pier Paolo. Neri Pozza, 240 p., 18 €
Pour et contre lui
Accènti rassemble en un numéro spécial sur Pasolini tous les articles le concernant parus dans la revue culturelle vaticane Civiltà cattolica. Là commence la lecture traditionnelle bifide de Pasolini : tantôt très contre, tantôt très pour, sans mesure. Les trois premiers articles, de 1961, 1969 et 1970, sont hyper-sérieux mais représentatifs d’un mépris qui confine à la mise à l’index : de « poète raté », Pasolini devient, avec son film Porcherie, un maniériste pornographe décadent à l’égal du Fellini du Satyricon ; auteur d’un Évangile prétendument communiste, il est, gravement cette fois-ci d’un point de vue esthétique, comparé à la Liliana Cavani des Cannibales (soit au film le plus risible et manqué de cette très médiocre cinéaste). À la différence de la traditionnelle insulte ou récupération d’extrême droite de Pasolini (un sport en recrudescence, cette année), trop monotone et trop stupide pour même révolter, la torsion érudite et contournée d’honnêtes théologiens anti-PPP attise la curiosité.
Mais l’intérêt de ce numéro n’est pas là. En réalité, il n’existerait pas sans la présence, pendant plus de vingt ans, des analyses attentives, inspirées et pleines d’affects à peine contenus du père Fantuzzi, bavard passionné que j’ai croisé à plusieurs reprises et qui, lui, avait rencontré, tout jeune, Pasolini et s’était fait, dit-il, « ordonner une seconde fois » par une série de questions du cinéaste qui voulait s’assurer qu’il avait affaire à un « vrai curé ». Invité en salle de montage quand se préparait un film, il était en quelque sorte son regard de catholique. Virgilio « SI » Fantuzzi est mort en septembre 2019, à l’âge de 82 ans. Il a été présenté dans la presse comme « le dernier jésuite du cinéma » (« SI » est l’acronyme, en latin, de « Societas Iesu », l’équivalent italien du « SJ » des clercs jésuites français). Avec lui, a-t-on pu lire à sa mort, se referme une époque de « padri » amis des grands cinéastes, critiques, voire théoriciens et analystes de films (Virgilio Fantuzzi était venu se former, après des études de théologie, à la sémiologie du cinéma auprès de Christian Metz à Paris ; l’autre jésuite professeur de cinéma ayant réalisé la rencontre de sa vie avec Pasolini, et témoin que j’ai, lui aussi, rencontré un jour, Marc Gervais, quoique canadien, avait également soutenu une thèse, sur Jean-Luc Godard, à Paris, « sur Bande à part, de mille pages, sous la direction de Christian Metz », m’avait-il révélé).
Bien éloigné des mauvais chemins de la cotation, du regard surplombant, de la censure ou de l’idéologie directement et lourdement exprimée (le travail intellectuel de ces chrétiens-là était, consciemment, une voie d’accès bien réelle à la défense et à la promotion du christianisme, mais indirecte et sophistiquée), analyste précis et informé, Virgilio Fantuzzi était torturé par l’idée que l’auteur de L’Évangile selon saint Matthieu pouvait être athée. Pasolini lui ayant répondu, tel le Sphinx, que « les journalistes ne devraient pas poser certaines questions », il en déduisit qu’il devait trouver la réponse seule et, en bon jésuite, que Pasolini avait vécu « presque une conversion à son insu »… Son analyse, que l’on peut relire dans le numéro d’Accènti, du passage de la frontière qui séparait alors Israël et la Jordanie dans le film Repérages en Palestine pour « L’Évangile selon saint Matthieu » est insurpassable et engage une caractérisation duelle profonde de Pasolini et de son œuvre : d’un côté, les épisodes de la Prédication (et : le rural, l’« organizzar », la terre, le religieux, la prophétie, la parole publique, le charisme) ; de l’autre, ceux de la Passion (et : l’urbain, le grandiose, le « trasumanar », le ciel, le politique, la persécution, la douleur masochiste, le corps).
Contre vous
Walter Siti, éditeur, dans sa première vie, des œuvres complètes de Pasolini en « Meridiani » (l’équivalent de la Pléiade), a choisi pour son ouvrage un titre à double sens. Comme il veut reprendre ses articles, préfaces et postfaces sur Pasolini issus de sa vie d’universitaire, il a retenu le mot de « reprises » (riprese), avec pour sous-titre : « Cinquante ans d’études sur Pasolini ». Comme il est désormais un écrivain reconnu et parle d’égal à égal et même combat l’homme de lettres Pasolini, il parle de rounds (autre sens du mot riprese) et fait figurer en couverture, au pochoir rouge, un Pier Paolo le mettant en joue avec une mitraillette ; comme il a le goût du jeu et des corps de culturistes, il a organisé ses études académiques en quinze chapitres et nommé son anthologie « Quinze reprises » (Quindici riprese) en expliquant que la boxe « dans ses années héroïques, régulait en quinze rounds les rencontres des championnats d’Europe et du Monde » et que, entre Pasolini et lui, « ce fut toujours un combat ».
Son humour et sa subtilité – parfois trop poussée – ne masquent pas jusqu’au bout l’erreur récurrente de ses notes de bas de page traitant, avec l’arrogance d’un vieux prof, Pasolini de dilettante là où l’auteur a fait des choix en parfaite connaissance de cause (on en découvre la raison, théorique, page 133 de son livre : « l’usage désinvolte des sources » ne s’explique, dit-il, que par le besoin de se « libérer de toute tradition »). Cela n’entache pas les dix volumes des œuvres complètes, ni ne minimise son rôle bien réel avec Silvia De Laude et d’autres collaboratrices et collaborateurs, mais cela donne le ton de sa relation à Pasolini qui, justement, est clairement perceptible et discutée dans Quindici riprese. Walter est un contradicteur bénévole, pas un ami de Pasolini. Il a commencé, avec un mémoire de maitrise moraliste consacré à l’usage de la rime, en ennemi, puis est devenu un spécialiste en même temps qu’un combattant intime.
L’intérêt de cette posture est qu’il prend au sérieux comme personne, souvent au pied de la lettre, les linéaments maniéristes et expressionnistes de Pasolini que beaucoup préfèrent sauter ou oublier. Ses notes rétrospectives de romancier gay vont, par ailleurs, aider à saisir un peu le délicat rapport de Pasolini au monde homosexuel. Ainsi révèle-t-il, par exemple, cette sentence que lui asséna un jour Pasolini : « pour moi, l’orgueil d’être poète a été plus grand que la honte d’être homosexuel ». Bien d’autres citations, témoignages et analyses constellent de fausse autodérision ce livre, un peu hautain en vérité, mais passionnant.
Pour toi
Tout à l’inverse, le bref récit amoureux de Dacia Maraini intitulé « Cher Pier Paolo » est une sorte de cadeau, il donne et ne prend rien, apprend et ne juge pas. Le principe poétique et narratif est simple et impeccable : chaque paragraphe est une nouvelle lettre adressée à un mort revenu hanter un rêve de l’écrivaine. Le lecteur (bénévole peut-être ; naïf ? alors tant mieux pour moi) ne doute pas un instant de la réalité palpable de ces rêves du retour de l’ami, acharné à vouloir vivre, tourner encore des films, écrire, s’expliquer. Et l’écrivaine de lui répondre, d’entrer en contact, de susciter les instants brefs autant que les longs passages de temps vécus ensemble, avec ou sans Alberto Moravia, son compagnon.
Très court instant que celui d’une vague qui précipite leurs deux corps l’un contre l’autre lors d’une baignade en mer et le rejet instinctif de Pier Paolo au contact du corps féminin, qu’elle analyse et range dans la plus générale angoisse qui pouvait étreindre le poète, « violente et absolue et [qui] te transperçait comme une épée ». Très longues plages temporelles que celles des voyages dans l’Afrique profonde en fin d’année, récurrentes ; en particulier celle, exceptionnelle, qui a vu Maria Callas, nouvelle amie de Pier Paolo, se joindre au trio des amis aventureux. Le témoignage très précis sur la diva terriblement amoureuse du poète, et terriblement frustrée de ne pouvoir le convaincre de se marier avec elle et de changer de vie, est, je crois, inédit. C’est une confidence révélée qui ne prend pourtant en rien la forme d’une révélation de magazine car le livre est tout entier tenu sur un fil émotif et intime qui ne se délie pas. Un beau livre de la vie et de la mort tout entier tendu par le récit de la vie sauvage et douce à la fois du doux et barbare Pasolini.