Après Midi, roman publié en 2018, Cloé Korman s’intéresse de nouveau à l’enfance dans Les presque sœurs. Elle quitte toutefois la fiction pour mener une enquête sur trois cousines de son père, trois fillettes : Mireille, Jacqueline et Henriette Korman, déportées à Auschwitz à la fin de l’année 1943.
Cloé Korman, Les presque sœurs. Seuil, 251 p., 19 €
On retrouve dans ce récit la volonté de l’écrivaine d’affronter sans faux-semblants des questions que la société française veut encore trop souvent éluder, celles du racisme et de l’antisémitisme évoquées dans l’essai Tu ressembles à une juive publié en 2020. Le propos de Cloé Korman est incisif, son regard à la fois intransigeant et rempli de douceur ; Les presque sœurs, enquête familiale et historique autant que récit très intime, dans un équilibre parfaitement tenu de la première à la dernière page, est une vraie réussite.
Suivre avec Cloé Korman les traces parfois à peine visibles de ces trois enfants et de leurs compagnes de quelques mois, les sœurs Kaminsky, qui ont survécu, permet une plongée dans la France de Vichy, rappelle l’entière responsabilité de l’État français dans le sort qui a été réservé aux enfants juifs, et offre aussi un tableau, rempli d’émotion et de douceur, de la manière dont les enfants sont confrontés à l’Histoire. Ce sont ces gestes entre les fillettes, imaginés par l’autrice, cette tendresse, mais aussi ce très grand sérieux des ainées se sentant responsables des plus petites, qui sont décrits avec beaucoup de délicatesse dans Les presque sœurs, et qui nous touchent.
Les six fillettes, avant d’être séparées, passent sept mois ensemble (immensité d’une période pourtant assez brève). Elles nouent une filiation de circonstance qui n’en est pas moins assurée, celle que l’autrice dévoile dans son récit, ou qu’elle construit parce qu’il est nécessaire de tisser ces fils entre ces petites filles pour parler d’elles. Le récit permet pourtant d’ouvrir ces interstices de l’invention, ceux du regard de Cloé Korman et de sa douceur fondamentale.
C’est grâce à sa sœur Esther, qui a elle-même rassemblé des photographies, des lettres, des actes de naissance et des registres d’incarcération, pour en faire un récit, que l’autrice mène cette enquête. On saisit entre les lignes combien ce travail est aussi rempli des liens entre l’autrice et sa propre sœur, et comment le fait d’être une jeune mère enrichit le regard qu’elle porte sur les enfants dont elle retrace les chemins. La petite Mireille qui accompagne son père, horloger, et son ami, tous deux appelés quelques semaines avant d’être arrêtés pour réparer l’horloge de la gare de Pithiviers afin que les trains partent à l’heure exacte (sic), est aussi l’enfant de l’autrice, la sœur ou encore la mère, « cette enfant d’à peine dix ans, dans sa robe chasuble étoilée, et qui porte la caisse à outils. Elle a les mêmes yeux que son père, avec une paupière du haut grande et rêveuse et celle du bas un peu bombée, petit croissant de lune qui amène chaque instant du rire dans le regard. Je connais ces yeux : mon père a les mêmes, et moi, et mes enfants, nous avons tous des yeux semblables à ceux qui se lèvent sur le chef de gare ».
Le récit s’organise autour de trois espaces qui sont ceux que les petites Korman et les petites Kaminsky ont parcourus, avant d’être déportées pour les Korman, et d’être sauvées pour les Kaminsky : Montargis, où les deux familles habitaient et où les six filles ont été arrêtées, après l’arrestation de leurs parents ; le camp de Beaune-la-Rolande où elles ont été enfermées ; Paris et ses différents foyers gérés par l’Union Générale des Israélites de France, cette « structure créée dans le cadre des lois antijuives pour mettre la population juive sous contrôle ». On arpente, avec les mots de Cloé Korman, ces différents espaces qui sont ceux de l’histoire des enfants juifs en France ; le récit, largement documenté, permet de se faire une idée très précise de la manière dont les enfants, une fois leurs parents arrêtés et déportés, restaient sous la surveillance de l’État français. Regrouper les enfants dans différents foyers sous prétexte de s’occuper d’eux était une manière efficace de garder des listes à jour et d’organiser des rafles pour compléter les convois pour Auschwitz.
Le récit dépasse le cadre de l’enquête familiale pour dresser un tableau saisissant de ce qu’ont vécu ces enfants. La colère de Cloé Korman est tangible et nécessaire. Elle nomme, désigne des responsables, dénonce avec énergie l’entière responsabilité de l’État français et de ses exécutants : « Si j’avais une seule morale à tirer de tout cela, à transmettre à mes enfants ou à n’importe quel ami dont la vie m’est aussi chère que la mienne, ce serait de prendre la mesure des mensonges putrides dont est capable un État jusqu’à assassiner ceux dont il a la protection avec la bonne conscience qui s’autorise des tampons de commissaires, et la respectabilité des signatures de sous-préfets ayant l’honneur de s’adresser à leur préfet, ou de préfets déférant à leur ministre avec des listes de noms d’enfants. » C’est la force des Presque sœurs de donner un tableau précis et juste d’une réalité historique tout en laissant aux enfants la liberté de se déployer dans le récit, d’exister par les mots de l’autrice qui leur prête des sensations et des sentiments à partir des faits et des quelques informations laissées dans les six lettres, brèves et factuelles, des sœurs Korman.
Andrée, l’ainée des Kaminsky, devient une interlocutrice de choix pour Cloé Korman qui la rencontre à plusieurs reprises. Elle retrouve par cette femme quelque chose de ces cousines qui la hantent, qui font partie d’elle comme de ses propres enfants. Le récit parvient à rendre de manière très juste la façon dont les disparus ne disparaissent jamais, comment ils habitent nos gestes, nos corps, comment ils sont encore là aussi lorsque nous donnons naissance à des enfants, comment même ils permettent à ces enfants d’exister. C’est du moins la conviction du père de l’autrice : il pense qu’il ne serait probablement pas né si ces trois fillettes avaient été recueillies par ses parents. Les presque sœurs rappelle combien tous ceux qui viennent après sont des survivants aussi ; ce « je ne serais pas né » du père, explique Cloé Korman, « nous parle de la manière dont nous sommes faits, lui, ma sœur et moi, de notre sentiment d’exister dans un taillis de possibilités horribles et étranges ».
La parole généreuse et vivante d’Andrée permet à l’autrice de renouer avec ses cousines. La présence d’un bébé, Raphaël, le deuxième fils de l’autrice, qui rappelle peut-être le nourrisson du début, la petite Madeleine Kaminsky, avec laquelle les sœurs Korman ont vécu un temps et que les policiers décident de ne pas emmener, est comme le signe d’une mémoire qui se construit aussi sans les mots, de ces petits corps qui enregistrent l’Histoire, comme les oiseaux qui régulièrement reviennent dans le récit. L’autrice les enregistre à Montargis, dans le jardin de la première maison des Korman, le 9 octobre 2019, ceux qui « étaient peut-être les mêmes ce jour-là, des moineaux domestiques, des martinets, et la supposée fauvette à tête noire. Ils jettent des cris nets et rapprochés, on peut sentir leurs gorges s’emplir et leurs souffles haleter entre deux notes dans un fouillis de feuilles et de battements d’ailes, un, deux, trois aigus projetés bien au-delà de leurs petits corps ébouriffés, lignes invisibles qui se dévident à l’infini dans les profondeurs d’autres corps, dans des dimensions insoupçonnées de l’espace et du temps ».
Les enfants séparés de leurs parents, livrés à la France de Vichy, sont ces oisillons fragiles auxquels le récit de Cloé Korman redonne vie, pour témoigner de ces atrocités et pour faire percevoir combien l’expérience de l’enfance est unique. Sans surplomb, l’autrice parvient à en rendre compte avec beaucoup de justesse et de poésie, par les gestes, les corps, quelques mots, tout ce qui traduit cette terrible façon d’être à la merci des adultes et de l’Histoire, et livrés au hasard, heureusement parfois favorable. On est bouleversé par ces enfants qui vont et viennent : « On dirait des poupées gigognes auxquelles on enlèverait successivement toutes leurs enveloppes, qui flottent dans un espace sans arrière-plan. Enlevées à des familles qui n’existent plus, elles se recomposent en groupes successifs qui s’égarent et se dispersent à nouveau, dans ces lieux vidés de leur usage normal, et dont on peut les retirer d’un jour à l’autre. »
Lire Les presque sœurs est une traversée en leur compagnie, un moment passé avec tous ces enfants, ceux qui ont disparu complètement, ceux dont on retrouve les noms, quelques traces, et ceux qui sont devenus ces vieillards qui nous parlent encore, dont la vieillesse est, comme l’écrit Cloé Korman, moins une « corrosion » qu’« un accroissement, comme le végétal qui pousse plus, donne plus de fleurs, de mousses, abrite plus d’insectes, capte plus d’air et de lumière ».