Parmi les nouveaux livres, nombreux à la fin de l’été, certains sont plus nouveaux que d’autres. Ils font entendre quelque chose qu’on n’avait pas entendu jusque-là, ils rompent avec le bruit qui les entoure. Ils nous détachent aussi de nos habitudes de lecture. Le premier roman de Diaty Diallo, Deux secondes d’air qui brûle, fait partie de ces livres puissamment contemporains.
Diaty Diallo, Deux secondes d’air qui brûle. Seuil, coll. « Fiction & Cie », 176 p., 17,50 €
Écrit par une jeune femme, Deux secondes d’air qui brûle raconte surtout la vie de jeunes hommes. Comme ses amis Nil, Issa, Demba et Chérif, le narrateur, Astor (ou « Astro »), habite le béton, dans une de ces tours « tellement grandes qu’on ne peut en contempler les toits que lorsqu’on s’y trouve ». Collective et autonome, cette existence en public se passe surtout autour de la pyramide plantée dans la dalle. Un point de repère qui ressemble à la pyramide qui, depuis 1995, orientait la place des Fêtes, dans le XIXe arrondissement de Paris – et qui fut récemment démontée, au grand dam des habitants.
Encore jeune, Astro est déjà un « ancien », qui regarde les petits avec bienveillance et le souci de leur venir en aide. Il observe aussi, avec une mélancolie qu’interrompt vite son ironie tranquille, les us et coutumes de ce microcosme rassemblé autour de braseros clandestins, où « les sirènes et les gyrophares, on n’y prête plus tellement attention » ; où chacun a appris à « coopérer » avec les « agents », les « dépositaires » ; où la palpation, la garde à vue, la course-poursuite, n’ont rien d’évènements, mais menacent. Équivalents français de ceux dont la sociologue américaine Alice Goffmann a décrit le quotidien et « l’art de fuir » à Philadelphie, Astro et les autres savent que, pyramide ou barbecue, « ce qui procure de la joie ou du repos » peut rapidement leur être enlevé ; que l’esquive est un véritable savoir-faire ; et qu’une soirée « presque chiante » peut tourner à la nuit de deuil et au jour de révolte. C’est ce qui arrive avec la mort de Samy, un de ces adolescents soudain « devenus indésirables », tué par la police dans « cette bataille qui n’est pas la nôtre ».
Deux secondes d’air qui brûle ne cache pas son engagement aux côtés des victimes de la violence policière subie par les quartiers populaires : dédié aux « humilié·es », « blessé·es », « mutilé·es », « violé·es » et aux « incarcéré·es », aux « assassiné·es et téméraires emportés sur leurs deux-roues », il est nourri, comme le disent les remerciements finals, du souvenir de Gaye Camara, tué par la police dans la nuit du 16 au 17 janvier 2018 au volant de sa voiture à Épinay-sur-Seine. Cette implication dans le présent est d’autant plus remarquable que l’absence de la thématique, plutôt marquée dans le champ médiatique et dans celui des sciences sociales, est flagrante dans la littérature française contemporaine. Mais ce qui est sans doute à saluer ici, c’est le geste artistique, créatif, par lequel elle s’affirme : un traitement qui ne l’enferme ni dans sa réalité sociale, ni dans les discours tenus sur elle, permettant à Diaty Diallo de ne pas arrêter son projet littéraire à la dimension sociale, pourtant forte et bienvenue, de son récit.
Mais l’implication politique du roman prend un autre aspect, plus inattendu et original encore ; c’est celui qui apparait dans l’attention qu’il porte tout au long du récit aux savoirs-faire populaires. De la réparation d’une moto à l’organisation d’une fête en hommage au jeune disparu, des recettes de cuisine à la confection de feux d’artifice, Deux secondes d’air qui brûle ne fait pas des habitants des victimes de l’ordre policier. Tout en pointant ce qui les empêche de vivre, c’est aussi un roman qui parle des compétences et des mémoires qu’ils mobilisent pour s’auto-organiser. En ces techniques où se transmettent leurs savoirs et leurs expériences, que le récit décrit avec précision, s’organise aussi une manière de vivre qui ne se résout pas à un ordre du monde fondé sur la consommation, mais le remplace par d’autres modalités — la récupération, le troc, la débrouille, les échanges de la parole et des gestes.
Plutôt que de chercher l’exception ou le spectaculaire, la romancière inscrit donc la violence mais aussi les réponses qu’y apportent les habitants dans le cours des jours, dans une vie normale, mais vécue sous d’autres normes ; et plutôt que de la représenter par une approche documentaire ou sociologique, c’est par une expérimentation de la langue, de ses déplacements, de ses jeux, que ces existences singulières vont se dire. Si Diaty Diallo fait ce pari d’ancrer son texte dans une langue à soi, c’est que celle-ci semble la seule capable de dire la vie d’une « communauté qui a mal », ses peines et ses joies, ses évènements et son ordinaire, la beauté d’existences menées en dehors de tout, mais malgré tout. Alors, quand sonne et retentit cette parole, ce premier roman a quelque chose – on ne le dit pas tous les jours, parce qu’on ne l’entend pas tous les jours – d’une déflagration. Deux secondes d’air qui brûle, d’ailleurs, commence et se referme sur l’ouverture du feu, par les policiers et par les jeunes. Si « c’en est fini d’exister comme ils existent » à la mort de Samy, le roman n’accepte pas entièrement cet état de fait. La révolte ne vient pas uniquement de l’explosion finale, mais de l’énergie qu’il dégage de bout en bout pour montrer les amitiés, les solidarités autour de la dalle, où l’on n’a pas attendu le bon-vouloir du pouvoir pour s’organiser. La puissante joie qui en découle croise une lucidité aigüe devant les menaces qui pèsent sur ces vies-là et la manière de vivre qu’elles défendent.
Au cours de la recomposition des évènements entreprise par Astro, le roman devient déambulation urbaine et rêverie sonore, il est porté par la musicalité de ses phrases denses, lumineuses et enveloppées, rythmées par les rimes internes et ponctuées d’éclats durables en l’esprit – on retiendra, entre autres, « l’odeur de la part qu’on nous laisse », pour celle des recoins de cité sans soleil. Dans ce texte très travaillé, comme composé « à l’écoute », la moindre fausse note ferait vaciller l’ensemble ; mais Diaty Diallo reste juste, ne sature jamais le récit par sa langue. Le verlan, l’argot, les coups donnés à la syntaxe classique, les multiples refus de la grammaire autorisée, intègrent avec fluidité l’oralité à l’écriture, pour faire du langage de l’expérience urbaine une puissante matière vivante, la vie même qui se vit autour de la pyramide. Toutes ces tournures ne sont ni des stigmates sociaux ni des poses : elles situent un point de vue et le déploient pour dire la vie de ceux qui, comme Samy, existent « un peu trop » et « un peu trop fort ».
S’il y a de la musique dans Deux secondes d’air qui brûle, c’est aussi que la référence musicale y est puissamment politique. On le voit à la manière dont l’autrice dispense les citations dans le cours de la narration ou dans la discographie complète des « morceaux joués, chantés, dansés par ordre d’apparition ». Des titres de JuL et PNL à ceux de Jeff Mills, cet univers musical pluriel n’attache pas la banlieue française à un monde où l’on voudrait bien la cantonner. Ouvrière et noire, consciente et internationale, la techno de Detroit intervient alors comme un révélateur du geste artistique de Diaty Diallo. Imprégné d’une culture afro-diasporique faite d’anglais et de français, d’un « ici » et d’un « là-bas », ce roman, qui signe déjà une écriture, a la puissante liberté de celles et ceux qui savent esquiver.