Le premier roman de Corentin Durand, jeune écrivain de vingt-cinq ans, est un livre ardu, débordant. On est frappé par une manière de concevoir récit et idées dans un même élan pour dire l’inconfort qu’il y a à vivre, à supporter notre propre sentiment d’inquiétude.
Corentin Durand, L’inclinaison. Gallimard, 304 p., 20 €
Quel livre étrange ! Tout y procède d’un déséquilibre, de disproportions successives, de débordements et de ruptures qui en brisent le rythme, défigurant le récit pour mieux en faire saillir les enjeux et les moyens singuliers. Comme si le roman portait en lui son impossibilité, que l’écrivain en assumait une sorte d’empêchement. Comme si écrire revenait à essayer de le surmonter. Lecture malaisée, donc, que celle de cette étrange Inclinaison qui relève tout autant du récit initiatique qu’érotique, du roman social que de la réflexivité idéaliste. C’est que ce très jeune romancier veut faire beaucoup de choses : produire le récit d’une époque en même temps que celui d’une individualité, du sentiment, de la pulsion plutôt, mais aussi de l’idée ou du concept. Il y parvient au gré d’une construction complexe, éclatée, ardue et pourtant maîtrisée. Partant, Corentin Durand se refuse radicalement à la séduction d’un roman contemporain qui relèverait d’une génération ou de ses troubles, de son sujet pour le dire vite, pour atteindre à une sorte de transversalité du récit qui inscrit son texte dans une tradition littéraire qui explore les idées, les transcrit en péripéties, s’attache à penser par les moyens du récit lui-même.
Corentin Durand fait partie, en effet, de ces auteurs qui pensent en écrivant. À moins que ce ne soit l’inverse… C’est que l’entremêlement de la fiction et de la réflexion parait si prégnant qu’on ne sait jamais bien laquelle procède de l’autre. Cette tension porte un texte qui parfois pourrait apparaître aride ou abscons. Et on frôle bien souvent ces limites sans jamais s’y abîmer, comme en suspens. L’inclinaison est d’évidence un roman qui se joue de sa propre forme, des choix esthétiques ou narratifs qui s’y font jour. Qui assume une certaine forme de radicalité. Durand ne tombe jamais dans les travers d’une littérature thématique, qui s’empare d’un sujet – ici, de très nombreux thèmes s’entrecroisent – ou en tire une sorte de morale un peu ridicule. On se place au contraire avec force du côté de l’expérience, de la revendication d’une littérature qui explore à la fois une conscience en permanente extension et le réel qui la sature. Et l’écrivain la retranscrit, tel un entomologiste existentiel, avec méticulosité, cherche un langage, élabore une trame, en admettant les débords et les détours qui la circonscrivent. C’est une entreprise plutôt exténuante, mais qui vaut la peine !
Cette démarche et cette ambition produisent un récit quelque peu tentaculaire, une prose qui peut sembler parfois compliquée ou incertaine. C’est que Corentin Durand cherche son écriture en même temps qu’il raconte les péripéties des aventures assez minables de son jeune héros, qu’il la fait s’incliner au gré du récit, tâtonnante et étrangement précise en même temps, comme enclose dans un paradoxe assumé : la quasi-impossibilité de la description simultanée des errements d’une conscience et des manifestations réelles qui les conditionnent. C’est ce va-et-vient qui occupe le romancier, ce qu’il tente de faire exister dans la langue, dans le rapport revendiqué d’une écriture extrêmement nominative, phénoménologique en quelque sorte.
Mais que raconte-t-il finalement ? Tout d’abord, à la manière d’un Bildungsroman minimaliste, il met en scène l’existence vaguement morne d’un garçon de vingt ans, dealer de drogues synthétiques à la petite semaine qui ne sort guère de son quartier de la gare de l’Est, acoquiné avec une bande de petits délinquants et qui, de boîtes de nuit en orgies sado-maso, semble égaré dans une vie passive, quelque peu hallucinée, assez vide finalement. Fasciné par le Bleu, jeune voyou maghrébin qui vient de filer en Espagne se mettre au vert, il fuit Paris et le rejoint au bord de la mer, dans une station balnéaire hideuse qui sera le point de départ d’une errance qui a quelque chose d’effarant. À partir de là, et de la trahison de cet ami qui le fascine (le récit explore le regard de l’un sur l’autre, l’ambiguïté du désir, la pulsion homosexuelle refoulée), L’inclinaison met en scène une série d’expériences, toujours entreprises selon la modalité de la fuite en avant, qui transforme un narrateur qui s’obstine à se raconter, à analyser ce qui lui arrive, ce qui tour à tour le pousse ou l’empêche. Il confie son aventure avec une jeune Espagnole, sa rencontre avec un homme mûr passionné de musique, avec un autre assez fortuné qui paie pour sa compagnie, avec un serveur de café, sculpteur à ses heures et amant de quelques moments forts… Et puis c’est le retour, épiphanique et violent.
Mais le roman de Corentin Durand ne se limite pas à cette aventure un peu terne d’un garçon qui ne sait où ses pulsions et ses désirs l’emportent, qui fuit ou n’admet jamais complètement ce qu’il est… C’est aussi le récit d’une socialité, d’un milieu, d’une époque, d’une manière de vivre, aux marges. C’est le récit de l’impossibilité de vivre, d’exister, d’occuper une place. C’est ainsi qu’on pourra lire la relation au Bleu, cette manière de raconter avec une grande précision le vide de l’existence de fumeurs de joints qui ne font pas grand-chose, mais qui décrit aussi la contradiction des milieux, la violence, la liberté de la transgression et de la trahison. Mais plus encore, L’inclinaison raconte la fascination pour la fuite et la disparition, la ressemblance et le désir, la manière dont on tente de s’en saisir. C’est pourquoi le récit est entrecoupé de deux trames supplémentaires qui mettent en scène un écrivain homosexuel presque célèbre dans les années 1980, Jacques Costan, et l’oncle du narrateur, André, à qui il ressemble tant, et qui meurt du sida en Suisse. Toutes les parties du récit consistent ainsi en des tentatives de comprendre le sens de l’existence, de ses désirs, de l’impossibilité d’y parvenir, de se saisir d’une beauté qui nous échappe toujours.
Et ce grand désordre, cette multiplicité des récits qui semblent se replier les uns dans les autres, nous fait explorer l’existence intérieure d’un jeune homme qui cherche, cherche sans fin qui il est, ce qui le meut, le conditionne, ce qu’il ne peut admettre. Récit à la fois d’une sexualité qui s’expérimente, réflexion sur la fascination des corps, de la violence, des processus de domination qui nous excluent de nous-mêmes, le roman relève d’une prospection paradoxale dans une âme qui se refuse à elle-même et qui bien souvent rappelle les très beaux textes d’Yves Navarre. Corentin Durand raconte nos contradictions, nos ambiguïtés, la violence que l’on s’impose. Il met en scène la manière dont on expérimente nos limites, dont on fouille notre malheur. Il explore, ad nauseam, notre profond sentiment de solitude, la malédiction de la dissemblance. Il fait surtout du roman l’espace dans lequel se conçoit l’inquiétude.
Car c’est de cela qu’il s’agit en fin de compte : concevoir un lieu romanesque qui permette l’exploration presque infinie de ce sentiment discordant. C’est pourquoi l’écrivain adopte cette forme inconfortable et parfois irritante qui fait coexister une sorte de lyrisme de la description, l’enivrement du réel, et la nomination abstraite, intellectuelle et idéale, de l’intériorité, d’une conscience insaisissable. C’est une véritable expérience de lecture qui fatigue, épuise. En lisant ce livre dense, parfois excessif, on reconnaît une certaine tradition d’écriture qui envisage continument la pensée et l’écriture, le saisissement obstiné du réel et la fascination pour l’introspection. On pensera bien souvent à l’œuvre de Yannick Haenel en lisant un texte qui, comme chez celui-ci, accepte son débordement, son désordre, sa violence, assume sa densité singulière. On y entend quelque chose de la divagation romantique et d’une raideur presque existentialiste. On y admet ses paradoxes, la nécessité d’exprimer une individualité qui se saisit du monde, cet épuisement singulier de soi-même et d’une réalité paradoxale et insupportable. Alors oui, ce premier roman hérissera le poil de nombre de lecteurs ! Mais ce rapport existentiel, presque théorique, à la littérature, sa confrontation avec sa puissance toujours empêchée, cette tension entre l’idée, la conception, la nomination de l’état de la conscience face au réel, au politique, à la violence, à la mort et à la disparition pour tout dire, et la jouissance lyrique du texte lui-même, son potentiel infini et revendiqué, tout cela n’est-il pas profondément utile et nécessaire ? On incline à le croire !