Trois questions à Maya Ouabadi

Après avoir longtemps travaillé aux éditions barzakh, Maya Ouabadi a décidé en 2018 de fonder sa propre maison d’édition, Motifs, qui édite surtout deux revues importantes mais aussi des livres d’artistes. Je l’ai rencontrée à Alger en juin, elle est venue à Arles en juillet présenter ses ouvrages. La très belle revue Fassl, bilingue, est consacrée à la littérature. En 2022, avec Saadia Gacem, chercheuse et militante féministe, Maya Ouabadi a lancé la première revue féministe algérienne, La Place (Lablassa en derdja). L’éditorial du numéro 0 de mars 2022 précise que la revue souhaite mettre en valeur les productions des femmes dans de nombreux domaines, ainsi que leurs combats.

L'édition en Algérie : trois questions à Maya Ouabadi

Maya Ouabadi © Éditions Motifs

Vos ouvrages, et en particulier vos revues, sont de très belles réalisations : à un contenu exigeant répond une réalisation très soignée, presque artisanale. Quelle est votre conception du livre et de l’édition ?

Je vois l’édition comme un espace très précieux, et le choix, l’exigence que nous défendons en ce qui concerne le contenu et la forme des publications vient, je pense, de cette conscience. Dans un contexte comme l’Algérie, où faire des livres ne va pas de soi, où l’édition n’est ni une industrie florissante ni une tradition ancrée dans le pays, choisir de publier un livre ou une revue ne peut être que l’expression d’un désir très fort de porter le projet. Il n’y a pas de calendrier de sorties, ni de grands rendez-vous, mis à part le salon du livre d’Alger (un des salons du livre les plus fréquentés par le public) qui nous rappelle quand même chaque année qu’il y a une attente des lecteurs.

J’ai pu mesurer cet intérêt pour la littérature quand je travaillais pour barzakh. Pour moi, le travail d’éditrice est de nourrir ou de créer cet intérêt chez les lecteurs. C’est pour cette raison que le premier projet que j’ai lancé quand j’ai fondé les éditions Motifs a été une revue de critique littéraire.

Je voyais à l’époque les pages dédiées à la culture (qui n’étaient pas si nombreuses) disparaitre année après année dans les quotidiens : il y avait de moins en moins de couverture de l’actualité littéraire, et encore moins de critiques approfondies ou d’entretiens avec des écrivaines et écrivains. Je voyais aussi des journalistes très intéressés par la littérature qui se retrouvaient sans espace pour écrire. Il n’y avait plus d’animation littéraire en somme. C’était un manque criant à mon sens, parce que je crois que la littérature algérienne a besoin d’être analysée, d’être commentée pour pouvoir exister réellement et évoluer.

L'édition en Algérie : trois questions à Maya Ouabadi

La forme, totalement artisanale en ce qui concerne la revue Fassl, a été choisie parce qu’elle répondait à nos capacités matérielles réduites lors de la création des éditions, le fait de pouvoir produire à la commande (des libraires, lors des événements, etc.) permet de réduire les risques et d’éviter les problèmes relatifs à la gestion des stocks. Mais le choix a été aussi esthétique : le nom même de la maison, « Motifs », renvoie à cette idée de forme (les motifs qui décorent) et de fond (les motifs qui poussent à agir). Les deux aspects sont essentiels à mes yeux. C’est pour ça que la grande majorité de nos publications sont faites manuellement. Je réfléchis beaucoup, avec l’équipe, à la forme qui sert le mieux le propos, qui le met le plus en valeur, et l’artisanat donne cette liberté de faire des objets sur mesure et singuliers, ce qui, je crois, donne de l’importance au contenu et suscite l’intérêt.

La Place est une revue féminine (produite entièrement par des femmes) et féministe (destinée à porter le combat des femmes). Pourquoi vous a-t-elle semblé nécessaire en Algérie aujourd’hui et comment est-elle reçue ?

Dans ma vie professionnelle et personnelle, je sentais ou observais de plus en plus la difficulté à faire entendre les idées des femmes. J’ai été très perturbée en prenant conscience qu’il y avait trop peu d’écrivaines qui étaient éditées, trop peu de femmes interviewées dans la presse, trop peu de femmes invitées dans les médias pour leurs aptitudes à analyser la situation dans le pays ou dans le monde… Je me suis intéressée en même temps à l’histoire du mouvement féministe en Algérie et aussi à la réalité sur le terrain, et j’ai pris conscience de la rareté de la documentation sur tout ce travail militant accompli. L’idée de cette revue était tout simplement de créer un espace pour donner à la pensée des femmes les moyens de se déployer, par des entretiens, des présentations d’œuvres, etc.

Avec le format revue (annuelle ou semestrielle), il est possible de prendre du temps, de développer au mieux ses idées sans trop de contraintes de longueur. La précision est donc permise, et nous essayons de faire en sorte que la pensée ou les idées des femmes qui s’expriment dans la publication ne soient pas déformées ou réduites.

L’idée est aussi de faire intervenir des profils différents, des militantes, des artistes, des chercheuses, et de leur donner la possibilité de s’exprimer sur des sujets qui concernent tout le monde et pas seulement sur leur condition de femme, ce qu’elles sont souvent appelées à faire les rares fois où l’on daigne leur accorder de l’intérêt ou de l’espace.

L'édition en Algérie : trois questions à Maya Ouabadi

L’équipe est entièrement féminine parce qu’il s’agit de montrer la qualité du travail fait par des femmes dans chaque aspect et chaque étape de la réalisation du projet (photos, graphisme, correction, etc.). Pour évoquer la réception de la revue, il est amusant de noter qu’à chacune des rencontres que nous avons animées au moment de la sortie de La Place, cette question sur l’équipe 100 % féminine revenait, souvent sous forme de reproche ; c’est à chaque fois l’occasion pour nous de pointer du doigt la quantité de lieux et de projets qui ne réunissent que des hommes sans que cela soit même relevé. Il s’agit là d’un détail, mais significatif sans doute. Plus généralement, nous avons constaté une curiosité nouvelle pour le mouvement féministe, pour le concept même de féminisme, qui est en fait nouveau en Algérie. C’est le Hirak qui a fait émerger le mot, qui l’a fait sortir du cercle militant. La revue constitue aussi une tentative de créer ou de poursuivre le débat autour du mot « féminisme », de le rendre plus concret et moins effrayant à long terme.

Quelle est la situation de l’édition en Algérie ? Comment voyez-vous son évolution ?

La situation est plutôt compliquée. Il n’y a quasiment plus d’aide de l’État pour la culture et pour l’édition, la crise du covid a été délicate pour les éditeurs, l’activité a quasiment cessé, les librairies ont été fermées, et il n’y a plus eu de nouveautés durant une très longue période. Le salon d’Alger, que j’ai évoqué précédemment, n’a pas eu lieu durant deux années consécutives. À ma connaissance, aucun éditeur n’a pu maintenir son activité normalement, et aujourd’hui la reprise est très dure. Mais depuis quelques mois, de nouveaux projets voient tout de même le jour et un salon s’est tenu au mois de mars dernier. Il faudrait peut-être créer d’autres initiatives à même de susciter de l’engouement, comme le SILA (Salon international du livre d’Alger), et repenser aussi le système de soutien pour permettre aux éditeurs de franchir cette période dont les conséquences peuvent être désastreuses.

Cependant, je pense que le marché algérien permet des innovations et des expérimentations. C’est un moment où des modèles nouveaux peuvent être trouvés, où l’on peut encore être indépendant, parce qu’il n’y a pas de contraintes ou de pression, comme c’est le cas par exemple en France où il y a, me semble-t-il, une prise de conscience de la surproduction littéraire. Nous devons en général raisonner notre façon de consommer, les livres et la culture en priorité, et le fait que nous ne soyons pas encore noyés sous les titres peut être vu comme une chance d’être plus sélectifs, plus responsables quant à nos choix éditoriaux et aux voies de production.

Le défi pour nous est de trouver une manière de faire qui corresponde à notre contexte : au nombre de lecteurs, à la situation politique, et aussi aux langues parlées et lues dans le pays ; de se sentir libre de faire différemment, sans pour autant se sentir en retard ou pas assez moderne. D’innover aussi dans nos partenariats, de créer des collectifs avec les éditeurs qui rencontrent les mêmes difficultés. Nous devons aussi penser notre présence à l’international à travers des collaborations qui permettent une meilleure diffusion de nos publications, nous devons trouver par exemple des distributeurs engagés, sensibles à nos contextes, et pourquoi pas mutualiser nos ressources pour créer des espaces où exister naturellement.

Propos recueillis par Tiphaine Samoyault

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