De l’autre côté du silence

Minh Tran Huy livre un récit sur l’autisme qui croise histoire familiale et histoire de la prise en charge de l’autisme (en France et ailleurs) à travers deux personnes : Paul, un garçon autiste qui est son fils, et Temple, une autiste américaine qui deviendra célèbre (Temple Grandin). Une écriture tout en retenue qui n’en donne que plus de relief à un témoignage bouleversant. Si un autiste non verbal est condamné au silence, cela ne signifie pas qu’il n’a pas d’histoire.


Minh Tran Huy, Un enfant sans histoire. Actes Sud, 208 p., 21,50 €


« Pour Paul, qui ne lira jamais ce livre » : cette dédicace dit beaucoup. Elle résume la démarche de Minh Tran Huy, mère d’un petit garçon autiste : écrire, même si le sujet du livre n’en sera pas lecteur, écrire d’autant plus que la littérature, le cinéma et les sciences humaines font peu de place aux autistes qui ne sont pas remarquables. Le spectre de l’autisme est large et, si certains individus, type Asperger notamment, ont des aptitudes cognitives exceptionnelles, d’autres peinent énormément pour les acquisitions les plus simples.

Un enfant sans histoire, de Minh Tran Huy

Minh Tran Huy (août 2022) © Jean-Luc Bertini

Ce livre commence avec Temple, une petite fille qui n’aime pas être touchée et ne regarde pas les gens dans les yeux. C’est aussi l’histoire de Paul, un enfant au visage adorable, mais qui ne montre pas les signes du développement affectif et psychomoteur habituel. Tout au long du livre alternent les chapitres sur Temple Grandin, une autiste américaine qui a fait de sa sensibilité particulière une force et même une source de revenus en se consacrant aux installations agricoles et au bien-être animal, et sur Paul, le fils autiste de l’autrice, diagnostiqué suffisamment tôt pour être pris en charge dans une structure spécialisée. Vivre avec un enfant autiste est une épreuve quotidienne ; si le père de Temple a surtout manifesté de la colère envers cette fille incontrôlable, Eustacia, sa mère, a déployé des trésors de patience et dépensé sans compter pour que sa fille puisse être accompagnée avec bienveillance sur le chemin de l’autonomie. Minh Tran Huy raconte les nuits épuisantes, les journées difficiles (pour elle comme pour son compagnon) où chaque éloignement par rapport à la routine suscite une crise, une perte de vie sociale. Les rares sourires de Paul et les quelques échanges avec lui la font tenir dans cette vie ingrate ; l’espoir aussi que ces années laborieuses, rendues moins difficiles par le soutien des psychomotriciennes, déboucheront sur une nouvelle étape pour Paul. Temple Grandin et d’autres autistes ont pu, malgré leur caractère neuro-atypique, mener une existence riche.

Le cas de Temple Grandin est particulièrement bien documenté dans la mesure où elle en est venue à écrire elle-même sur son expérience et son rapport au monde. L’un de ses livres a été préfacé par Oliver Sacks. Le monde anglo-saxon a depuis plusieurs décennies montré de l’intérêt pour les autistes, y compris dans la création de fictions ; Minh Tran Huy cite le film Rain Man (1988) où Dustin Hoffman incarne un autiste, le roman Le bizarre incident du chien pendant la nuit de Mark Haddon (2004 pour la traduction française) dont le narrateur est un garçon autiste. Actuellement, des auteurs et autrices autistes contribuent à nuancer la perception de l’autisme : une personne autiste n’est pas toujours de sexe masculin (même si l’autisme touche davantage les individus masculins) et n’est pas toujours un génie des mathématiques. L’Écossaise Elle McNicoll (Les étincelles invisibles, 2021) est une de ces nouvelles voix.

Minh Tran Huy fait le constat amer de l’immense retard de la France en ce qui concerne la prise en charge de l’autisme. Elle mesure la chance qu’elle a eue de bénéficier de l’accompagnement et du suivi de Paul par des professionnels (notamment à l’hôpital Robert-Debré à Paris) mais aussi le combat que cela a représenté, les places étant peu nombreuses. Après des années éprouvantes (qui incluent le confinement strict de 2020), entre espoir et découragement, il apparaît que Paul ne peut dépasser le stade cognitif d’un enfant de dix-huit mois. C’est le triste constat auquel ses parents doivent se résoudre, mais aussi ce qui a poussé l’autrice à écrire un livre sur les neuro-atypiques, y compris ceux qui n’ont rien à faire valoir, ceux que certains régimes politiques n’hésitèrent pas à faire disparaître. Minh Tran Huy rappelle que Hans Asperger, qui a donné son nom à un trouble autistique désormais bien connu, ne s’est intéressé justement qu’aux autistes « savants », à haut potentiel, ceux qu’il appelait ses « petits professeurs ». Les autres, jugés handicapés et inutiles au nouveau Reich, ont été tués. « Une extermination qui à la différence de celle des Juifs, industrielle et anonyme, présentait la particularité d’être individualisée : les infirmières et les médecins qui assassinèrent chacun des enfants, souvent par injection létale, quand ils ne les laissaient pas mourir de faim […] s’en étaient occupés pendant des semaines et des mois, et les connaissaient tous par leur prénom. »

Un enfant sans histoire, de Minh Tran Huy

Minh Tran Huy connaît tout de Temple Grandin, jusqu’au film qui lui a été consacré, et mesure toute la différence entre cette femme et le petit Paul, dont le destin n’a rien pour inspirer Hollywood. Elle sent également que l’histoire de son fils silencieux a une résonance particulière relativement à son histoire familiale, tente de se remettre à écrire, ébauche un paragraphe : « J’y tirais le fil du silence pour évoquer les violences de la guerre, du deuil et du dénuement qui avaient poussé mes parents à l’exil, ces drames sans nom qui les avaient frappés et dont ils ne parlaient jamais. […] L’ironie tenait à ce que je semblais me dévoiler alors que je dissimulais au contraire l’essentiel, le seul silence que je n’avais pas nommé, celui de mon fils et, partant, le mien ».

Le lien avec son roman Voyageur malgré lui (Flammarion, 2014), par exemple, où le personnage du père garde longtemps le silence sur sa jeunesse vietnamienne, est clair. L’intérêt pour les anonymes, y compris ceux qui connaissent une célébrité éphémère ou sont connus en raison d’une pathologie particulière, était déjà présent dans ce récit qui n’arrive à la famille de la narratrice qu’après de nombreuses pages consacrées à Albert Dadas, premier cas documenté de « tourisme pathologique », et ne peut évoquer une cousine traversant le Pacifique dans des conditions effroyables sans parler de Sadia, la coureuse somalienne, morte en tentant de traverser la Méditerranée. Comme si l’insertion de faits réels rendait la fiction plus plausible ; c’est un rapport que Minh Tran Huy a aussi examiné dans un essai, Les écrivains et le fait divers (Flammarion, 2017), qui montre que d’innombrables fictions se sont nourries de réalités ; ce qui change, c’est la perspective. Certains récits s’intéressent à la morale, d’autres à la psychologie humaine, d’autres encore à la justice, les personnages criminels devenant des monstres, des héros ou des victimes.

Avec ce nouveau livre, l’autrice est cette fois dans la réalité, doublement puisqu’elle parle de deux personnes existantes. Cependant la fiction affleure, quand elle veut croire que Paul pourrait connaître une évolution, peut-être pas aussi spectaculaire que celle de Temple Grandin, mais qui le sortirait de l’isolement et du silence. Chimère qui n’adviendra pas ; elle choisit donc d’écrire sur et pour une personne qui n’a rien de remarquable, ce qui ne veut pas dire que son histoire ne mérite pas d’être racontée, d’autant qu’elle la connaît intimement et que le principal intéressé ne peut la mettre en mots. Elle réussit à parler de l’autisme sans enfermer le récit dans le sensationnel (la vie de Temple Grandin) ni dans le pathétique (l’absence de progrès de Paul), jouant sur le croisement des histoires et, justement, les changements de perspective, les personnes autistes pouvant susciter l’étonnement, l’attachement, la fascination ou au contraire la colère, la répugnance, l’hostilité. Pas facile de trouver une forme adéquate : « Aucune de ces formes ne me convenait alors que j’aurais voulu que mon livre tienne un peu de chacune, qu’il informe et alerte, émeuve et serre le cœur, crée des connexions inattendues et ouvre des perspectives, invente quelque chose et apporte un peu de beauté, sans mentir ni rien déformer de ce qui était. » Entre témoignage, lettre, journal, enquête et essai, voilà un livre fort et courageux, servi par une écriture subtilement changeante.

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