Deux écrivains et poètes allemands qui ont passé leur enfance sous le Troisième Reich tentent de se la remémorer. De façon (faussement) anecdotique, comme le suggère le titre du récit de Hans Magnus Enzensberger, de façon plus grave dans le cas de Franz Fühmann. Leurs dates de naissance ne sont distantes que de quelques années, mais un mur et une politique de la mémoire différente les ont séparés leur vie durant. Le premier est un écrivain ouest-allemand renommé, le second a passé sa vie dans une RDA où le poids du passé était plus lourd qu’à l’Ouest.
Hans Magnus Enzensberger, Un bouquet d’anecdotes. Ou opus incertum. Trad. de l’allemand par Bernard Lortholary. Gallimard, 208 p., 20 €
Franz Fühmann, Mein letzter Flug. Roman einer Jugend unter Hitler in acht Erzählungen [1]. Édité par Uwe Wittstock. Hinstorff, 211 p., 14 €
Né en 1922 dans les Sudètes, région appartenant à la Tchécoslovaquie avant d’être annexée en 1938 par Hitler, Franz Fühmann a été connu du public français grâce à son livre L’auto des Juifs, publié en 1962 en RDA et traduit trois ans plus tard en français par Alain Lance [2].
Né en 1929 et bénéficiant de ce fait de la fameuse « grâce de la naissance tardive », Hans Magnus Enzensberger a eu plus de chance : il était trop jeune pour être enrôlé dans la Wehrmacht comme le fut Fühmann. De plus, issu d’une famille qu’on dirait apolitique, il ne grandit pas comme ce dernier entouré de fervents nazis. Ce qui explique un ton volontairement léger tandis que celui de son contemporain apparaît à l’inverse bien souvent torturé. Fühmann mourra d’un cancer à l’âge de soixante-deux ans, en butte non seulement à ses souvenirs mais aussi aux chicanes du régime communiste. Il désespéra de ce socialisme raté dans lequel il avait cru pouvoir se racheter de son passé en œuvrant à la construction d’une contre-Allemagne fondée sur la promesse d’une émancipation à portée universelle.
Grand ami de Christa Wolf, dont on se souvient du magistral « travail de deuil » (Margarete Mitscherlich) que fut Trame d’enfance (1972 ) [3], Fühmann s’est efforcé, comme la romancière, de comprendre sa soumission à l’idéologie nazie, mais avec de surcroît la culpabilité d’avoir été soldat de la Wehrmacht. Comment avait-il pu être séduit par cette idéologie meurtrière, croire que les Juifs enlevaient les petites filles pour leur prendre leur sang, voir en Hitler un dieu, souhaiter la mort de tous les ennemis du Führer et, finalement, croire à la victoire du Troisième Reich?
Son premier roman, L’auto des Juifs, connut un grand succès en RDA où il fut maintes fois réédité (tandis qu’il n’eut aucun écho en RFA). Enfant, Fühmann avait cru à l’auto des Juifs qu’il avait vue jaune, roulant à travers les champs de maïs, avec à son bord quatre Juifs de noir vêtus et armés de longs couteaux. Deux d’entre eux avaient sauté hors de la voiture et enlevé une petite fille aux yeux bruns, le couteau entre les dents, l’avaient jetée dans l’auto tandis qu’elle criait son nom. Il n’allait pas tarder à voler à son secours, terrassant, toujours dans son imaginaire, les assaillants les uns après les autres. Certes, lui-même n’avait jamais vu de Juifs, mais les adultes, et son père avant tout, les connaissaient et c’est ainsi qu’ils les décrivaient. Pour eux, une chose était certaine : le Reich, c’est-à-dire Hitler, allait sauver les Sudètes des Juifs et des marxistes (un pléonasme) qui orchestraient tout depuis Prague.
Plus tard, tandis qu’il mobilise sa mémoire, Fühmann se rappelle avoir croisé à l’âge de quinze ou seize ans, chaussé de bottes et en chemise brune, un vieux Juif terrorisé et l’avoir superbement ignoré en passant devant une synagogue en flammes. Ces souvenirs sont désormais si douloureux qu’il les a pour la plupart refoulés. C’est à travers la littérature qu’il va les exhumer tout au long de son œuvre. D’avoir été « rééduqué » à l’école de l’antifascisme que furent les camps soviétiques des prisonniers de guerre allemands ne lui suffira jamais : il lui fallait toujours pousser l’introspection plus loin. C’est grâce à lui, se souvient Eugen Ruge, l’auteur de Quand la lumière décline (2011), qu’il put, alors jeune adulte, saisir comment des « hommes normaux, amicaux et intelligents pouvaient sombrer dans un abime idéologique ».
On ne connait pas de démarche équivalente dans la littérature ouest-allemande. En RFA, comme le souligne Uwe Wittstock dans sa postface à Mein letzer Flug, « l’élite intellectuelle d’après-guerre se fit passer avec assurance pour des opposants à l’État-SS. Mais lorsque, dans les années 1990, les USA remirent aux archives nationales [Bundesarchiv] le fichier des membres du NSDAP [parti nazi], peu à peu on découvrit que de célèbres écrivains comme Walter Jens, Martin Walser, Siegfried Lenz […], des politiciens comme Hans Dietrich Genscher […], des philosophes comme Hermann Lübbe ou Niklas Luhmann, en avaient été membres. Et Günter Grass lui-même attendit 2006 pour révéler avoir été dans les Waffen-SS ». On relèvera qu’à la même époque, tandis que les Américains permettaient la consultation des archives conservées au Berliner Document Center, l’ouverture des archives de la Stasi suscita bien plus de curiosité que les noms contenus dans le fichier des membres du parti nazi.
De ce point de vue, Hans Magnus Enzensberger constitue une exception au sein de sa génération en Allemagne de l’Ouest. On se souvient de son Hammerstein ou l’intransigeance. Une histoire allemande (Gallimard, 2008), preuve parmi d’autres de son intérêt pour la résistance au nazisme. D’ailleurs, lui aussi a le souvenir d’une auto : une auto dans laquelle « se tenait un homme assez insignifiant, portant la moustache et regardant droit devant lui. Ses cheveux étaient collés sur son front. Il levait le bras droit plié et le laissait tomber d’un seul coup ». M., alias Enzensberger, aurait volontiers participé à l’enthousiasme général que provoqua cette apparition, mais, sans pouvoir se l’expliquer, « il n’éprouvait qu’une sensation bizarre dans l’estomac ».
Des Juifs, il n’avait gardé qu’un seul souvenir, celui d’un voisin et de sa femme qui disparurent sans qu’on en sache les raisons. Ou du moins ne les évoquait-on pas devant les enfants. En bref, on se taisait. Il y eut d’autres disparitions, comme celle d’un oncle épileptique, éliminé au titre du programme d’euthanasie. Il se souvient aussi qu’à l’âge de douze ans il dut revêtir une chemise d’un brun diarrhéique, porter un foulard noir, un ceinturon et un brassard. Mais M. sèche bien vite les rassemblements où l’on gesticule au rythme d’ordres braillés et il sera solennellement exclu des Jeunesses hitlériennes – ce dont il se gardera d’informer ses parents, qui auraient pu s’en inquiéter. Rien à voir ici encore avec la jeunesse fanatisée de Fühmann, mais il le rejoint lorsqu’il s’interroge : « Comment se peut-il que la plupart de [mes] concitoyens aient obstinément persisté à prétendre qu’ils n’avaient rien su ? Dès le jardin d’enfants, on leur avait pourtant fait peur non pas avec le grand méchant loup, mais en leur disant : “Fais gaffe, l’ami, sinon tu vas te retrouver à Dachau !” » D’autant qu’une chose était claire : dans tout le Reich, des gens étaient conduits vers des trains de marchandises spéciaux et disparaissaient dans la Pologne occupée. On n’entendait plus jamais parler d’eux.
Enfant, faisant partie de « ces petites brutes déboussolées par la guerre », M. alias Enzensberger reste insensible à la vue des victimes des bombardements. De ces derniers, il n’a même pas vraiment peur. Pour les gamins, aller se cacher dans les bunkers, c’était seulement éviter l’école. Les dernières semaines de la guerre, il n’échappera pas à l’uniforme (trop grand) de la Wehrmacht et dès lors il aura pour seul souci de sauver sa peau. De manger aussi. Extorquer à l’occasion des provisions aux paysans terrorisés par des bandes de gamins brandissant des pistolets-mitrailleurs n’était pas bien difficile.
Les jours qui suivent la défaite de l’Allemagne, M. se les rappelle avec une sorte de nostalgie, cédant comme souvent à la provocation en les qualifiant de « plus beaux moments » de sa vie. À une exception près, cependant : les autorités d’occupation, soit les Américains en Bavière où il se trouve, ont l’idée d’organiser la projection de films en noir et blanc montrant des tas de cadavres décharnés dans des endroits entourés de barbelés. Ce n’est pas la pitié pour les victimes qui envahit alors M., mais l’envie de vomir, une réaction plus forte que « le vague sentiment de culpabilité qu’on éprouve parce que votre naissance vous a fait naitre dans une société d’assassins ».
Comprenant qu’être Allemand n’est « ni un métier ni une vocation », M. décida à la fin de la guerre d’aller vivre ailleurs. Il s’exile à Londres, puis à Paris, loin de ceux qu’une amnistie hâtive s’apprête à remettre en selle dans le gouvernement d’Adenauer et dans une industrie qui s’était amplement compromise. De son côté, quand il quitte le camp de rééducation antifasciste, où il a été si bien dénazifié qu’il est devenu à son tour instructeur, Fühmann choisit d’expier dans ce purgatoire socialiste que fut l’État est-allemand. Un État pauvre, austère et répressif, mais dirigé par d’anciennes victimes de l’ancien régime et par des opposants au nazisme. Son option sera assurément plus douloureuse.
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Mon dernier vol. Roman d’une jeunesse sous Hitler en huit récits.
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L’auto des Juifs a été réédité en 2016 par Le temps des cerises.
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Traduit en 1976 par Ghislain Riccardi et publié par Alinéa.