L’accent comme langue maternelle

Dans Tenir sa langue, Polina Panassenko évoque son enfance déchirée entre la Russie et la France mais aussi la perte de son prénom soudain francisé à son arrivée à Saint-Étienne. Polina change de lieu, de langue et devient Pauline. Avec la chute de l’URSS, l’exil, tout un monde s’effondre. Polina Panassenko le ravive avec force dans un premier roman où elle se place avec justesse et humour à hauteur de l’enfant qu’elle était.


Polina Panassenko, Tenir sa langue. L’Olivier, 186 p., 18 €


De Pauline à Polina, à l’oral, une seule lettre change. Pourtant, soudain, le « nom propre » n’est plus à soi. Une lettre n’est jamais un détail dans un prénom : elle porte, sous sa légèreté apparente, le poids d’une histoire. Dans Tenir sa langue, récit d’un prénom amputé de son a russe pour un e muet et pourtant si parlant, la lettre imposée exprime la violence de l’exil, l’injonction institutionnelle à l’intégration. Plus encore, le prénom de la narratrice, qui était aussi celui de sa grand-mère juive, Pessah, victime des pogroms et condamnée à prendre le prénom russe de Paulina pour cacher sa judéité, porte le poids de l’antisémitisme et de la honte d’être juive. Pauline vient redoubler la honte et symbolise sa transmission entre les générations de femmes d’une même famille. La narratrice, en portant son désir de retrouver son prénom d’origine au tribunal comme dans l’écriture de ce premier roman, cherche à rompre cette chaîne et à affirmer, en liberté, son passé, sa langue et son histoire.

Tenir sa langue, le premier roman de Polina Panassenko

Polina Panassenko © Patrice Normand

Il s’agit donc bien là de Tenir sa langue – merveilleux titre pour ce premier roman de grande tenue. Tenir sa langue et la maintenir face à ceux qui voudraient qu’elle s’efface. Cette affirmation de soi apparaît avec force à travers la scène inaugurale du roman, au tribunal de Bobigny, face à la procureure opposée à ce changement de nom : « Ça l’écorche ? Ça lui fait une saignée ? Ou alors elle a peur que je me glisse dans sa langue de procureure. Le prénom comme cheval de Troie. Et une fois à l’intérieur, schlick. Un jaune d’œuf qui coule. Poc. Une fusée dans l’œil. Elle a peur que je lui mette ma langue dans la sienne et de ce que ça ferait. Elle a peur de ses propres enfants en fait. » La narratrice, avec courage, tient tête au passé et à celles et ceux qui semblent craindre le mélange des langues, l’immixtion d’un « Polina » russe au beau milieu des « Pauline » bien français.

Tenir sa langue peut ainsi se lire comme le geste inaugural d’une écrivaine (même si on rappellera la parution en 2015 d’une enquête intitulée Polina Grigorievna aux éditions de L’Objet Livre) qui cherche et revendique un nom. On y perçoit également un geste politique particulièrement fort. Les saillies de la narratrice formulées à l’encontre de la politique d’intégration française sont des plus saisissantes, à l’image de l’évocation de Jallal Hami, camarade rencontré sur les bancs de Sciences Po. La narratrice évoque sa noyade en 2012 au cours d’un week-end de bizutage à Saint-Cyr. Elle se souvient du discours du chef d’état-major des armées évoquant le sens de l’engagement du jeune homme, manière selon lui de « rendre à la France un peu de ce qu’elle lui avait donné ». Alors que le procès a lieu au moment où la narratrice tente de récupérer son prénom au tribunal, elle évoque ce drame devant son avocate : « mon avocate dit Il ne faut pas faire d’amalgames. S’il ne s’appelait pas Jallal, il se serait noyé quand même. […] Elle a raison mon avocate. N’importe qui aurait pu se noyer. Mais est-ce que pour n’importe qui on aurait parlé de dette ? Ah oui, dit l’avocate, mais ça c’est un peu le cas de tous les émigrés, non ? ». Alors que Polina est sur le point de retrouver son prénom, celui de Jallal est nié, de même que son histoire et son individualité. Le combat pour la reconnaissance du prénom porte en lui celui de la reconnaissance d’une personne.

Polina Panassenko souligne ainsi la puissance politique et symbolique de la lettre. « À la fin de l’année je passe de Polina à Poline. J’adopte un e en feuille de vigne. Polina à la maison, Poline à l’école. Dedans, dehors, dedans, dehors ». La lettre changée bouleverse le « je » le plus intime qui, soudain, ne s’appartient plus tout à fait, se dédouble. Elle devient la métaphore de l’exil et de la séparation brutale entre l’intérieur et l’extérieur. La lettre traduite renvoie au changement de place que la narratrice occupe dans le monde, au dehors comme en dedans. Marquant la séparation d’avec la Russie, sa langue, la datcha, l’appartement familial et les grands-parents restés là-bas, elle porte en elle la violence de la frontière et ouvre un espace intérieur instable et angoissant, cet « horrible en dedans en dehors » selon l’expression d’Henri Michaux.

Tenir sa langue, le premier roman de Polina Panassenko

L’évocation de l’entrée en maternelle, qui coïncide avec le changement de prénom, se distingue dans le roman par l’émotion qu’elle suscite. Polina évoque l’exclusion géographique dont elle est victime dans la cour de récréation décrite comme un « enclos » triangulaire. L’expression « à hauteur d’enfant » prend ici tout son sens. Polina Panassenko parvient à nous faire voir l’espace de l’école tel que se le représente la narratrice enfant. Nous voyons avec ses yeux d’enfant lorsque, pénétrant dans l’école, elle évoque le « trou noir » : « À l’intérieur ça sent le parapluie mal séché et la peau de lait bouilli. » À l’extérieur, jouant derrière les buissons de la cour, Polina rencontre le petit Philippe, bègue, avec qui elle occupe « la pointe la plus étriquée et silencieuse du triangle ».

L’écriture à hauteur d’enfant prend corps de manière plus délicate encore à travers la langue que l’on entend dans tout le roman. Polina Panassenko fait résonner les mots français mâtinés de russe pour les adoucir (comme Philippe qui devient « Philiptchik ») et surtout les mots français déformés, incompris, les sons les plus étranges qu’il faut décrypter par-delà l’accent qui devient « [sa] langue maternelle » : « « Tian« , il tend quelque chose. « Vian« , il se déplace. » La narratrice évoque avec humour l’état de confusion dans lequel elle se trouve : « Il semblerait que si je dis Sava ?, l’autre va comprendre que je demande comment il se porte. Et si je dis Sava ! on comprendra que je vais bien. Je ne sais pas pourquoi. À Moscou, « sava » veut dire « hibou ». Je ne sais pas pourquoi ici il faut dire « hibou » pour se donner des nouvelles. » Polina Panassenko tient sa promesse initiale : tenir sa langue, jusque dans sa plus profonde étrangeté.

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