Second volet de notre retour sur le 76e Festival d’Avignon : au programme, les spectacles d’Olivier Py, Natalie Akoun, Anne Delbée, une adaptation des journaux d’Anaïs Nin, un conte des frères Grimm…
Olivier Py, Ma jeunesse exaltée. Gymnase Aubanel. Théâtre des Amandiers-Nanterre à partir du 11 novembre 2023
Second par ordre de longueur, le spectacle d’Olivier Py – dix heures – se déroule dans la salle où il a créé La servante (histoire sans fin) en 1995, au 49e Festival d’Avignon. Servante, c’est le nom de la veilleuse symbolisant l’âme du théâtre, qui ne meurt jamais. Elle reste allumée côté jardin au-dessus du piano pendant toute la durée de Ma Jeunesse exaltée, à la fin les acteurs en disposent chacun une sur le plateau. La scénographie de Pierre-André Weitz réutilise les mêmes panneaux mobiles dans un ballet incessant de lieux figurés. Les costumes offrent d’innombrables variations sur le losange, inspirées du Picasso de la commedia dell’arte. Contre le trio infernal, Église, politique, capitalisme, il s’agit de reconstruire le théâtre populaire afin de sauver le monde. Arlequin, un livreur de pizzas (Bertrand de Roffignac, Horatio l’an dernier dans Hamlet à l’impératif), et Alcandre (Xavier Gallais), un poète oublié, vivent une relation passionnelle, joyeuse et créative que s’attachent à détruire les trois puissances incarnées par l’évêque (bientôt cardinal), le ministre de la Culture (interchangeable avec son secrétaire) et le maitre d’un empire financier (futur président de la République). Un canular démasque leur énorme appétit de pouvoir, et les humiliations qu’ils sont prêts à endurer pour le satisfaire. Tous veulent acquérir cette « Chasse spirituelle », annoncée comme le dernier poème de Rimbaud, qu’Alcandre est chargé d’authentifier. Les enchères des acheteurs voraces montent à des prix faramineux, assorties de clauses non négociables très crades. Après quoi ce sont nos trois pieds nickelés qui se vengent. Arlequin se laisse acheter par une voiture de sport et une vie de luxe. Alcandre et lui se séparent, tous deux déclinent, laissent leurs amis en plein désarroi : Alex entre en révolte contre le capitalisme cannibale, la religieuse défroquée (Céline Chéenne, également la tragédienne Theodora, la Mort, et Shakespeare) tente de lancer une église dissidente, dont Esther n’est pas loin de se croire la sainte inspirée. Arlequin, la jeunesse rebelle, éternelle du théâtre, devient obèse, meurt, mais ressuscite après une virée en enfer et une nouvelle mise à l’épreuve – composer un sonnet sur les excréments.
Dix heures pour changer le monde, c’est très peu, mais c’est déjà beaucoup. Le défi de la longueur a produit des chefs-d’œuvre, encore faut-il avoir quelque chose à dire qui nécessite quatre, dix ou treize heures de spectacle, n’est pas Hugo qui veut, ni Claudel. Ni Michelet, quand Py célèbre le Peuple par une chaine de négations : l’audimat gavé de stupidités, les masses faisant la queue les vendredis noirs de soldes, les ralliements béats devant les spectacles vides, les rassemblements haineux cherchant une victime expiatoire, « tout cela ce n’est pas le Peuple, c’est la foule ». Pour « faire Peuple », il faut un récit dans lequel le Peuple se reconnait, contrebalancer des histoires malades par des histoires justes. Qui inspirent une surabondance de vaticinations, de déclarations lyriques, d’aphorismes lourds de sens, d’hymnes à la gloire, la joie, l’amour, le désir, la vitalité du théâtre. Histoire de rendre l’assurance doublement sûre de se faire entendre, le « Manifeste révolutionnaire d’Alex », un recto-verso imprimé serré, est distribué au public.
La prouesse physique des acteurs laisse pantois, notamment celle d’Arlequin presque constamment en scène, qui saute, danse, cabriole, braille, bave, se branle, pirouette et roule des yeux avec une vigueur inépuisable. L’humour des canulars, la cocasserie des gags est réjouissante, mais si vous n’appréciez pas la scatologie – c’est mon cas – accrochez-vous. Les châtiments s’en donnent à cœur joie, entre deux sodomies, jets de sperme et de sang, masturbations, fesses et pénis à l’air, banquets d’organes humains, séances de sadomasochisme, visant à démontrer l’abjection des puissants et la force subversive du théâtre. « Je ne suis qu’un misérable imitateur de Shakespeare, déclare Olivier Py. Son théâtre est historique, scatologique, eschatologique, politique… » Shakespeare s’en remettra. La sincérité de Py et son engagement au service de la cause théâtrale ne font aucun doute. Il se définit comme homosexuel, chrétien et homme de théâtre, profession de foi qu’il confirme en clôture de festival par une dernière performance de son double, Miss Knife et ses sœurs avec les Dakh Daughters ukrainiennes. Miss Knife, c’est ce travesti créé il y a trente ans qui lui a donné le courage de chanter en public, « une véritable aventure politique, car une vraie prohibition s’y opposait (1) ».
Natalie Akoun, Mon âge d’or. Mise en scène d’Olivier Cruveiller. Petit Louvre, Festival Off
La comédienne Natalie Akoun retrace en chansons l’histoire de sa passion pour le théâtre et sa grande décision : « Je veux être une saltimbanque ». Elle raconte les rites familiaux, le retour d’Algérie après le meurtre d’un enfant par un membre de l’OAS, les airs chantés à tue-tête avec sa sœur à la fête de l’Huma, juchées sur les épaules de leurs parents, ou dans le métro avec un chanteur américain, en colo, aux ateliers des Quartiers d’Ivry. Puis l’entrée au Conservatoire, les amours de jeunesse, et celui de toute une vie, un hymne à la joie, au soleil, un âge d’or qui emprunte son titre à Léo Ferré et à Ariane Mnouchkine. Le récit, impeccablement mené et interprété, revisite les sixties au fil de ses premières préférences, le Big Bazar de Michel Fugain, Maxime Le Forestier, Renaud, Julien Clerc, Barbara et Juliette Gréco, Gilbert Bécaud, Patachou, les Frères Jacques. Détourné de son message pacifiste, « Le déserteur » de Boris Vian déclare qu’il possède une arme et qu’il sait tirer. Des accessoires rangés dans une valise, un livre lu et relu de Vitez, De Chaillot à Chaillot, un poncho hippie, une couronne de fleurs, une casquette de voyou, accompagnent le parcours. Parfois c’est le piano qui lance une mélodie, Schéhérazade, ou « Trois petites notes de musique ». La voix claire, précise, peine un peu dans les aigus, fragilité qui donne tout son naturel à l’autoportrait d’une époque, sans complaisance ni mièvrerie, empli de tendresse.
Anne Delbée, Alceste ou l’acteur fou. Petit Louvre, Festival Off
« Si tous les cœurs étaient francs, justes et dociles / La plupart des vertus nous seraient inutiles. » C’est le silence imposé par la pandémie qui a inspiré cet « acteur fou » à Anne Delbée : pendant une grave maladie, Molière, déclaré mourant par les gazettes, lutte en écrivant Le Misanthrope, et vivra encore huit ans avant de répondre à la question d’Argan : « N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire la mort ? » L’endroit écarté « où d’être homme d’honneur on ait la liberté », ce n’est pas le désert, c’est la scène. Captain, le comédien interprète d’Alceste (Valentin Fruitier), fou d’amour pour l’actrice idéale qui incarnait Célimène, ne se console pas de son départ. D’autant plus que sa remplaçante est une dinde, dont le succès auprès des foules tient à son rôle de commissaire dans un feuilleton télévisé.
Au cours de la longue nuit où il dialogue avec Isidore/Philinte (Emmanuel Barrouyer), la voix de l’actrice répond à ses questions par des vers de son rôle, et lui fait comprendre pourquoi elle a fui hors du carcan qu’il cherchait à lui imposer. Quand tous abandonnaient la jeune veuve, il n’a été qu’un censeur de plus, refusant l’hymen proposé parce qu’elle ne se pliait pas à ses conditions. Le cheminement de Captain s’accompagne d’une interrogation sur son personnage : au fond, Le Misanthrope ne serait-il pas une sorte d’Andromaque, Alceste et Oreste rendus fous par la femme qui leur échappe, écoutant sans les entendre les consolations de Philinte et Pylade ? Molière cherchait-il la tragédie derrière le comique de rigueur ? L’acteur se voulait poète, le public ne voulait entendre que l’amuseur. La réflexion ouvre des strates de références littéraires, Verlaine et Rimbaud, Péguy, le souvenir de Charlotte Delbo et de Louis Jouvet, tandis que s’égrène la mélodie de Limelight, « Deux petits chaussons de satin blanc », quand Captain fait danser les hauts talons rouges de Célimène sur des flots de nostalgie.
Agnès Desarthe, Anaïs Nin au miroir. D’après les nouvelles fantastiques et les journaux d’Anaïs Nin. Mise en scène d’Estelle Vigier. Théâtre Benoît XII. Comédie de Caen à partir du 13 octobre
Devant une enseigne posée tête en bas sur le sol, « Cabaret du néant », des comédiens préparent un spectacle autour d’Anaïs Nin et interrogent ses multiples avatars. La jeune femme des Années folles, amie d’Artaud et de Brassaï, égérie de Henry Miller (2), incarne pour eux la liberté, l’imagination, l’érotisme, une pionnière qui n’a pas eu peur d’explorer le féminin. Elle est là, leur parle, joue leurs rôles, et transforme leur destin théâtral avant de s’évader vers la rivière, l’océan. Un film en noir et blanc montre l’ensorcelante Anaïs (Dea Liane) en promenade sur une boucle de la Seine avec la très diserte femme de ménage du cabaret, jouée par Estelle Vigier. Ludmilla Dabo chante un de ses poèmes. Une carcasse de barque, clin d’œil à Maupassant, des jeux de miroir et de rideaux, des cadres lumineux, des numéros de music-hall, des tours de magie, multiplient les perspectives et les niveaux de réalité. Un labyrinthe onirique, souvent séduisant, où le spectateur a toutes les chances de se perdre s’il n’a qu’une connaissance vague de l’œuvre d’Anaïs Nin.
Pour Estelle Vigier, Anaïs Nin est le Nu descendant un escalier de Duchamp qui se démultiplie à l’infini. Son spectacle est parti comme nombre d’autres d’une lecture de confinement, les nouvelles fantastiques traduites par Agnès Desarthe, qui va écrire Anaïs Nin au miroir lors d’une résidence à la Chartreuse, à partir des improvisations des acteurs. « La sensation d’étouffer et le besoin de respirer, l’envie de parler du désir ou d’entendre le désir parler, le bruissement du non-défini, de la magie et de l’émerveillement… », voilà ce qui a séduit Estelle Vigier, et cette phrase d’Anaïs Nin : « Je parle de petites choses parce que les grandes sont autant de précipices. » La première nouvelle, « L’intemporalité perdue », a fourni le fil conducteur : lors d’une fête chez Maupassant, l’héroïne s’ennuie, se réfugie dans une caloge au fond du jardin, et s’endort pour un voyage de vingt ans. Une rencontre de plus entre la fiction et le réel chez l’autrice qui a vécu sur une péniche, la Belle Aurore, attirée par l’eau, le mouvement perpétuel de l’eau.
Jacob et Wilhelm Grimm, Le Petit Chaperon rouge. Das Plateau. Mise en scène de Céleste Germe. Chapelle des Pénitents blancs. Théâtre de Chatillon (92) à partir du 28 septembre
Le spectacle étiqueté « Tout public à partir de 4 ans » entame l’éducation méta-théâtrale des petits par une question : « Comment représenter le lever du jour ? le bleu du ciel ? » Question résolue par des projections d’images sorties d’un livre de contes à l’ancienne. Un brigadier, une série de petits coups, puis trois grands, comme autrefois, et en route pour le conte. Une poupée représentant la fillette apparait et disparait entre des écrans transparents superposés. Le comédien narrateur (Antoine Oppenheim) revêt une peau de loup, la narratrice (Maëlys Ricordeau) explique : « C’est la première fois que le Petit Chaperon rouge voyait le loup, et une tête d’homme ». Le loup pousse l’enfant à sortir du sentier pour cueillir des fleurs, elle en voit toujours une autre, plus belle, plus loin, sans crainte, tandis que la lumière parcourt les nuances de l’arc-en-ciel et des saisons.
Tout ce qui advient sur le plateau est réfléchi sur l’écran du fond. Mon voisin, cinq ans, commente avec une grande sagacité, observe que maintenant « ils sont quatre », quand le narrateur se dédouble du loup et le borde dans le lit de l’aïeule, et rassure, quand le chasseur se prépare à ouvrir le ventre du loup pour libérer ses proies : « C’est des vrais ciseaux, il va pas couper trop loin. » Il a raison, aucune image violente n’est montrée, uniquement des sons, le loup halète, grogne, ronfle. « Comme tu as une gueule grande, effrayante. — C’est pour mieux te dévorer » : ici, noir complet, cri strident qui laisse le jeune public aguerri impavide. Le Petit Chaperon rouge et sa grand-mère sont délivrés par un chasseur – figure masculine positive, cette fois, face à la narratrice qui interprète toutes les voix féminines, du grave à l’aigu, de la mémoire et de la transmission familiale. Dans une suite moins connue du conte, le loup revient frapper à l’huis lors d’une deuxième visite de la fillette à l’aïeule. Comme elles lui refusent l’entrée, il grimpe sur le toit, attendant que la petite reparte pour lui sauter dessus et la dévorer. Mais, instruites par l’expérience, elles lui tendent un piège et il tombe dans une grande marmite remplie de pierres et d’eau. « Chaude ! », souligne un autre jeune spectateur. La narratrice revêt la peau du loup tel Hercule la peau du lion de Némée, puis en pare la fillette, geste de solidarité féminine. Conclusion des Grimm : « Elle revint donc joyeusement chez elle et personne ne l’importuna jamais plus. »
« Nos enfants ont besoin de ces figures féminines fortes, joyeuses, positives », explique Céleste Germe, la metteuse en scène. Dans ce récit émancipateur, l’enfant est une héroïne. Elles sont rares dans les contes, souvent réduites à attendre le héros qui les sauvera, aussi a-t-elle choisi la version des frères Grimm de préférence à celle de Perrault où la fillette est suspecte de désir pour le loup, de désobéissance, version qu’elle trouvait trop moralisatrice – voilà ce qui arrive aux jeunes filles imprudentes qui écoutent des loups doucereux –, avant d’apprendre que les frères Grimm l’avaient entendu raconter, et de reconnaitre ses grandes qualités littéraires. C’est ce palimpseste, agrémenté de quelques emprunts à Futur, ancien, fugitif d’Olivier Cadiot, qu’elle a voulu rendre par un feuilletage de jeux.
Via injabulo. Marco da Silva Ferreira et Amala Dianor. Via Katlehong Dance. Cour minérale de l’Université. Théâtre de la Cité, Toulouse, à partir du 15 octobre
Deux chorégraphes, un Portugais et un Franco-Sénégalais, invités par la compagnie Via Katlehong, du nom d’un township sud-africain, près de Johannesburg, proposent un spectacle en deux parties. La première, fØrm InfØrms, met en jeu jusqu’à l’extrême chaque articulation du corps humain. Par les contorsions qu’elle lui inflige, la danse exprime la rébellion. Les visages graves suggèrent un rituel de deuil ou de survie sur une partition de cuivres lancinante, une danseuse qui se vide le corps de toute substance, un danseur qui tombe et se relève sans cesse au milieu du groupe. Elle décolle de ses dents un long ruban, les autres retournent le tapis de sol qui cachait un revêtement noir.
Après un intervalle pour installer la sono, une atmosphère de vacances s’installe, glacières pleines de canettes de jus de fruits offertes aux premiers rangs du public, visages riants, flirts, lampions, DJ, musique électronique. Le mot pantsula, une danse contestataire pratiquée dans les townships à l’époque de l’apartheid, retentit plusieurs fois sur le plateau, face à d’autres danses traditionnelles de différentes ethnies, avec rappel des consignes du chorégraphe – « Amala a dit de commencer comme ça » – qui intitule sa partie du spectacle Emaphakathini, « métissage » en zoulou, de danses traditionnelles et de danse urbaine, où s’invitent tap dance, hip-hop, gumboot des mineurs en bottes de caoutchouc, duos, solos repris dans des danses collectives. Via injabulo, mixte de portugais et de zoulou, signifie « avec joie ».
François Chaignaud et Geoffroy Jourdain, Tumulus. La FabricA. Festival d’automne, Grande Halle de la Villette, à partir du 24 novembre
Les auteurs de Tumulus se sont donné pour but d’associer des danseurs qui chantent et des chanteurs qui dansent, d’expérimenter sur scène une pratique développée au cours d’ateliers sur deux années, de développer de nouvelles facultés vers un idéal, une pièce qui reposerait entièrement sur les corps. Treize artistes, un cortège vêtu de costumes aux formes fantasques taillés dans des doudounes, d’excentriques coiffures en vannerie, dignes d’un carnaval vénitien, escaladent le monticule qui occupe la presque totalité du plateau. Ils dansent au son de chants polyphoniques sans instruments ni autre support technique que des diapasons. Le premier de la file lève et abaisse chaque doigt d’une main pour donner le rythme de départ, que les autres se transmettent par une petite tape sur l’épaule.
Si le répertoire se présente comme « un voyage épique dans l’art vocal européen de la Renaissance aux années 1970 », les danses évoquent des rites funéraires, fécondateurs, propitiatoires primitifs, aussi anciens que le mausolée celtique représenté, encore plus insolites d’être exécutés au son du Dies irae ou d’un psaume de Josquin des Prés. Les danseurs escaladent le tumulus, glissent sur les pentes, s’introduisent dans les failles, martèlent le sol. Les cérémonies suscitées dans l’imagination, bacchanales, saturnales, processions, traversent elles aussi le temps et l’espace.
William Shakespeare, La Tempesta. Alessandro Serra. Opéra Grand Avignon. Teatro Strehler, Milan, à partir du 15 novembre
Alessandro Serra voue une immense admiration à Ingmar Bergman, qu’il cite en déplorant que la parole n’ait plus droit de cité : « Pauvre théâtre qui a honte d’être théâtre ». En Italie, le Premier ministre, inventeur du Netflix de la culture, a désigné le théâtre comme une activité désuète, pour en faire une fiction. Certains se sont laissé acheter, d’autres ont pris l’argent et ont continué comme avant. Mais le théâtre n’est jamais mort, même à l’avènement du cinéma. Car compte par-dessus tout l’échange entre acteurs et spectateurs pour ceux, rares, qui gardent le besoin du lien humain, du langage pur. Même s’ils peuvent produire de très beaux spectacles, les micros, écrans, images filmées, risquent d’éteindre ce rapport magique, la capacité d’imaginer. Les grottes d’Eleusis, les visions, ne peuvent pas fonctionner avec la technologie, alors qu’un acteur peut faire croire aux fantômes. Serra croit pour sa part à une force antique primordiale, à ses archétypes. Le théâtre est l’une des rares activités humaines qui maintiennent la flamme vive.
C’est peu de dire que ce beau programme n’advient pas malgré ses images fascinantes. D’abord, un immense voile noir tordu par des rafales de vent monte et descend, emplit la scène. Le naufrage se résume à des cris confus, une silhouette qui danse et tourne follement, celle d’Ariel. Puis un sol nu, l’île de Prospero, se découvre dans un nuage de brume. La chanson « Full fathom five » annonce à Ferdinand que son père gît sous cinq brasses d’eau. Serra – encore un – a relu La Tempête pendant le confinement, et en offre sa propre traduction dans un spectacle d’un peu moins de deux heures, dépouillé de ses éléments féeriques et de quelques passages cruciaux. Il entend « révéler » la dimension politique de la pièce, conserve le Commonwealth utopique de Gonzalo et les sarcasmes des courtisans, mais supprime tout le dialogue de la première scène, les répliques du maitre d’équipage quand on lui rappelle que le roi est à bord : les vagues s’en moquent, et lui-même n’aime personne plus que sa propre peau.
Parmi les coupes, les autres chansons d’Ariel, le jugement de la harpie sur les scélérats, les bénédictions des déesses sur le jeune couple. Le masque interprété par les esprits est remplacé par une pantomime de grotesques travestis. Supprimée aussi la partie d’échecs, qui permettrait de comprendre pourquoi Miranda accuse Ferdinand de tricher. Pas d’effets spéciaux, encore un hommage au théâtre, aux moyens du théâtre, seule subsiste la volonté farouche de Prospero. Le mariage organisé de sa fille au futur roi de Naples fait partie de son plan dynastique. Les clowns Trinculo et Stephano exhibent Caliban comme un phénomène de foire, avant qu’il ne comprenne que ces dieux imbibés d’alcool sont eux aussi factices. Quand il revient à la raison, c’est dans la langue que lui a enseignée son maitre – anglophone par procuration – quand il lui témoignait encore de l’affection : « What a fool was I » (a thrice-double ass dans la version originale). À la fin, c’est Ariel qui incite le vindicatif magicien à pardonner, sans pour autant inspirer de repentir aux usurpateurs, ni d’humilité au démiurge.
William Shakespeare, Richard II. Traduction de Jean-Michel Déprats. Mise en scène de Christophe Rauck. La FabricA. Théâtre des Amandiers-Nanterre à partir du 20 septembre
La monarchie médiévale anglaise s’effondre en l’espace de quelques scènes. Principal fautif, le roi au sommet de son pouvoir va causer sa propre chute, et, devenu lucide, prédire à l’usurpateur qu’en déracinant l’arbre dynastique il ouvre la voie à une longue suite de rébellions. Un siècle de violences sanglantes que Shakespeare va mettre en scène dans deux tétralogies. Au cœur de la série, Richard II commence par un duel avorté, le premier acte de la guerre civile, rendu ici par quelques éclats stroboscopiques. Motif du duel, l’accusation portée par son cousin puis rival, Bolingbroke, d’avoir commandité le meurtre de leur oncle Woodstock, duc de Gloucester. On n’en saura pas plus sur les raisons de cet assassinat, car le roi interrompt le combat et bannit les deux belligérants. Sourd aux reproches du père de Bolingbroke, Jean de Gand, qui meurt de chagrin, il s’empare sans scrupule des biens du défunt pour financer sa guerre en Irlande.
Les abus du souverain – mise en fermage du royaume, spoliations – lui ont aliéné une partie de la noblesse. Quand Bolingbroke revient d’exil pour réclamer l’héritage de son père, il rencontre peu d’opposition à sa cause, rallie les mécontents et s’empare du trône. C’est alors que l’insouciant, l’inconscient Richard revêt pleinement la fonction symbolique de la monarchie :
dans la couronne creuse
Qui ceint les tempes mortelles d’un roi,
Mort tient sa cour, là trône la bouffonne,
Raillant sa dignité, ricanant de sa pompe
Lui accordant un souffle, une petite scène
Pour faire le monarque, être craint, et tuer d’un regard…
Ici, Richard (Micha Lescot) souffle dans une baudruche qui s’envole à la fin de la tirade « Adieu roi ». La belle traduction de Jean-Michel Déprats, allégée de quelques développements métaphoriques, est magnifiquement portée par les acteurs, les cousins ennemis, Micha Lescot le roi et Éric Challier, un puissant Bolingbroke qui impose sa présence silencieuse, Cécile Garcia Fogel, reine des douleurs, dont la mélancolie inspire un émouvant duo, « Je croyais que vous aimer serait d’une douceur extrême ». Le projet est né d’abord du désir de Lescot, qui avait travaillé le rôle avec Gérard Desarthe pour un hommage à Jean Vilar, souvenir du Richard II représenté en 1947 lors du premier festival. Il rend avec talent les sautes d’humeur, les émotions et la prise de conscience du personnage, de l’adolescent cynique au roi déchu qui philosophe dans sa prison.
Comme dans le texte original, c’est Richard, par son ironie cinglante, la profondeur de sa vision, qui domine la scène de découronnement, hormis quelques notes geignardes ou suraiguës saluées par des rires dans la salle. C’est sa dernière apparition publique en majesté, avant la cavalcade humiliante rapportée par le duc d’York. Thierry Bosc, chargé d’interpréter tour à tour les ducs de Lancastre et d’York, leur prête la même voix de vieillard fatigué, un peu ridicule, alors qu’il y a un gouffre entre les deux pères, pairs et conseillers du royaume. « This sceptered isle », l’Angleterre célébrée par Gaunt achève de disparaitre quand le piètre York se déclare neutre face au rebelle. Gaunt plaçait en tête de la hiérarchie des obligations ses devoirs envers le souverain, mais osait semoncer Richard, et plaider la cause de son fils. York se rue à la cour pour dénoncer le sien, implorant le nouveau roi de trancher le membre gangrené. Richard interrompait le duel, craignant que le jugement de Dieu ne le désignât comme coupable. Bolingbroke n’est pas encore couronné qu’il envoie sans jugement ses ennemis à l’échafaud, et sort un revolver quand il se sent menacé.
Des gradins pivotent à chaque changement de scène ou d’ambiance, leur image projetée comme les ailes d’un moulin ou les aiguilles d’une horloge sur la séparation du couple royal. Les York sont filmés pendant leur sinistre comédie familiale, et le visage de Richard en prison lors de son dernier soliloque. Des titres lumineux précisent les lieux de l’action, Flint Castle, Westminster où les gradins se transforment brièvement en Chambre des communes, rappel du rôle conféré au Parlement par Shakespeare dans la déposition du monarque, et rappel à l’ordre à nos ministres qui mentent au sein même de l’Assemblée nationale et endommagent la fonction symbolique de la parole. Christophe Rauck y voit l’écho d’un désir fort aujourd’hui de destituer les gouvernants, d’une colère contre un pouvoir dont les membres corrompus contaminent jusqu’à l’institution familiale.
En conclusion de la 76e édition, le dimanche 24 juillet, Olivier Py a transmis le flambeau à Tiago Rodrigues dans une lettre aux accents christiques où il lui prodigue ses derniers conseils et mises en garde : « Garde la pureté de ton cœur quand les sempiternelles bêtises sur l’art élitiste, l’entre-soi, l’intellectualisme ou l’institution te seront crachées au visage. La plupart du temps, ils ne savent pas ce qu’ils disent et ils ne savent pas ce qu’ils font. Garde la pureté de ton cœur et, au contraire de moi, souvent, garde ton calme. Garde l’amour pur du théâtre, de l’art, de la pensée, de l’absolu littéraire, comme une pureté plus pure que l’impureté des obligations mondaines. »
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Propos recueillis par Gaspard Kiejman, Lettre des concerts de Radio France, n° 15, mars 2021.
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Leurs vingt années de correspondance ont été publiées sous le titre A Literate Passion (New York, 1987).